Les distributeurs et les critiques ont sans doute frôlé une certaine forme d'obscénité en insistant à ce point sur le fait que le réalisateur du film s'était donné la mort peu de temps après avoir terminé le montage de ce qui restera comme son unique film. Mentionnant à mon tour cet élément dès mon introduction, je rejoins docilement le troupeau des thuriféraires m'inclinant devant l'autel de l'irréfutable: presque impossible de voir l'unique œuvre de Bo Hu sans avoir la chose à l'esprit, tant le film porte en lui les indices du drame à venir.


Une des forces brutales du projet tient du coup en sa parfaite et profonde sincérité. Bien évidemment, il sera Impossible de reprocher une forme de posture, qu'elle soit morale ou artistique, au peintre nihiliste d'une société rongée de l'intérieur par son propre mal. Il serait tout autant bien prétentieux de se dire que si Bo Hu avait pu entendre quelques retours sur son film, il aurait pu les accorder à sa vision du monde: il y a dans ces quatre récits croisés sans doute un peu trop de heurts, d'accidents et de fatalités pour ne pas laisser légèrement en retrait, sur le bords d'un chemin tortueux et chaotique, une partie de ses spectateurs.


La radicalité de la forme embarque autant qu'elle ne laisse à quai: l'idée de ne mettre au point qu'une partie de l'image pour laisser dans le flou, ou même hors-champs les actions les plus importantes de l'intrigue fait souvent mouche, et contribue à l'immersion dans un univers grisés et cotonneux, mais sa systématisation la rend parfois aussi artificielle qu'elle est judicieuse dans les moments clefs. La durée du film, étirée jusqu'à la distorsion, l'usage d'une image grisée et peu contrastée tirant vers le noir et blanc, placent le cinéaste assez naturellement dans l'univers d'un Bela Tarr qui, ayant eu Bo Hu comme étudiant dans l'un de ses ateliers, avait très rapidement adoubé l'apprenti-cinéaste.
De quelque bout par lequel on attrape un tel manifeste, on ne peut que constater un talent sidérant pour un premier film.


A œuvre particulière, dispositif exceptionnel, et Kenshin, mon poney fringuant, a jugé suffisantes les promesses déployées par le métrage pour quitter notre ancien fief marseillais et ainsi abattre les 80 kilomètres qui nous séparent désormais, et retrouver ma récente ville d'adoption à la cité et au festival de renom, afin de déjouer les obstacles d'une programmation locale défaillante, et renouer les fils d'une amitié cinéphile distanciée. Il était pour le coup utile que la chaleur d'une relation ainsi renouée nous protège de la beauté froide d'un univers où il nous était régulièrement rappelé que chacun porte son fardeau en soi et qu'il est inutile d'essayer de trouver toute forme de bonheur ailleurs, sans qu'une gorgée de whisky asiatique, pourtant prévue, ne soit nécessaire.


Ensemble, nous n'avons pas trouvé la destination -pour laquelle d'ailleurs aucun train ne partait- d'éléphant assis et immobile, mais de quoi, tout de même, garder une toute petite foi envers une humanité taquine qui ne semble désireuse que de nous faire douter d'elle. La journée n'était décidément pas inutile.

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le 27 janv. 2019

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guyness

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