Un titre de film bien choisi laisse rarement indifférent. S'il a du sens à nos yeux avant de le voir, c'est bien, s'il l'en trouve après, encore mieux ; "Boyhood", ce mot, c'est exactement le film, dans toute la proposition artistique et conceptuelle de son réalisateur, dans le traitement de la vie de Mason Evans Jr. et/ou celle d'Ellar Coltrane, dans les 12 années de tournage, le suivi d'acteurs au top comme Ethan Hawke ou Patricia Arquette et d'enfants qui grandissent avec un film.


Boyhood part d'une gageure : comment la vie peut-elle devenir une oeuvre de fiction, puisqu'en soi, elle est, à l'état brut, impropre au format artistique ? Dans mon imaginaire tout du moins, on n'y croirait pas ou on s'en lasserait, tout semblerait pollué par des anecdotes sans intérêt, ce serait trop long, même résumé en trois heures, même dans un cadre très précis (la jeunesse d'un garçon, américain, aux parents divorcés). Qui n'a pas rêvé de voir sa vie montée en film, uniquement en vision subjective ? La version longue serait d'un ennui et d'une impudeur rares. D'une certaine perversion peut-être.


Boyhood prend un peu ce risque : "Voilà un bout de vie. Je veux faire un film mais je veux illustrer une vie. J'ai conscience que ça ne peut coïncider à 100%. Ce peut être trop long, je ferai de mon mieux. J'y mettrai ce que j'aime, aussi peu que possible. J'y mettrai de moi mais j'y mettrai surtout de mes acteurs. J'essaierai de tenir une ligne de conduite et de ne pas fuir vers le drame. On ne s'attachera pas au personnage principal je pense, tant mieux (?). Au spectateur de juger de l'utilité de mon film, je n'ose pas m'avancer." (discours que Richard Linklater nous chuchoterait peut-être à la fin du film, assis à côté de nous ; enfin, je me l'imagine sans avoir lu d'interview ni de critique).


Je repense aux scènes : discussion gênée avec le père sur la contraception, retour à la maison dans le pick-up d'un pote de soirée malveillant avec embrassades maladroites, Skype via smartphone, départ du nid, beau-père alcoolique, campagne anti-Bush, camping avec le père, retour d'école et drague à deux sous, coupes de cheveux terribles, déménagement... Tout est banal en soi, même si on n'est pas de ce côté de l'Atlantique, c'est une vie d'occidental, on connaît, et puis les découvertes, la fascination et le malaise de l'adolescence... Le pari semble "facile" : un film sur la vie avec des éléments comme pris au hasard puis triés, peut-être même de la vie réelle des jeunes acteurs, un concept de réalisation culotté qui touchera les festivaliers, et dans tout ça, des ébauches de situations dramatiques, discrètes, amorcées, avortées. Au final, il y a des acteurs pros, bien pros, et ça se ressent bien (merci à ma compagne de visionnage, mon analyse l'avait laissé de côté) : père et mère ne sont pas dans le même monde. Ils jouent, très bien, et en tant que spectateur, c'est chouette de se sentir l'oublier (le talent d'Ethan Hawke commence à vraiment se faire connaître et il est vraiment attachant, il a quelques punchlines, c'est un papa vagabond de rêve, toujours artiste, il y a de la subtilité dans ses apparitions, sa façon de traiter les dialogues - ça s'applique aussi à Patricia Arquette, qui dresse une épouse dépassée, épuisée, simple pourtant, aimante de ses enfants, qui prend un appartement tout d'un coup à ses 50 ans et qui veut rattraper les années perdues). Parce que du côté des enfants dont on suit l'histoire, qu'a-t-on ? La matière brute, le roc de l'adolescence. Taciturne ou vaguement social, Mason cherche des repères, pas toujours les bons. Il se veut libre, anticonformiste, et important aussi. Terriblement égoïste en apparence, pas con pour autant. Dépassé par ses propres réflexions et ses volontés immatérielles, qui perdent leur sens et leur concret quand on en vient aux actes. Mason n'est pas attachant, ça se sent, je pense que c'est voulu, ça n'a pas été "coupé au montage". Il est tel quel, avec de réels défauts, et non les défauts de fiction, les pardonnables, ceux dont on parle quand on dit "tout le monde a des défauts". Et c'est sacrément couillu, surtout que ça donne une dimension géniale à la structure narrative : ce n'est pas Mason qui fait avancer les choses, ce sont les personnes qu'il rencontre : père, mère, copine, potes, prof de photo, futurs potes de fac, etc. La plupart semblent bien nés d'un casting, la plupart jouent (encore une fois : bien !), quand Mason et sa sœur ne jouent pas vraiment et ne sont que de faux protagonistes. Les autres font ce qu'ils sont.


Cela donne une impression étrange. Boyhood touche à la méta, entre le parcours de l'acteur, la maturation d'un projet de vie, l'évolution corporelle mais aussi d'esprit, et comment "les autres nous font", les acteurs d'expérience font les jeunes acteurs, comment les contrastes s'imposent (la musique extra-diégétique, pourtant ultra-courante au cinéma, semble ici presque malvenue dans notre immersion) et installent une gêne. La gêne de la vie, son imperfection, etc. ; ça pourrait durer longtemps. La fin est elle-même le pic de tout cela ; ce n'est pas une fin, dramatiquement inintéressante, (la fac et l'indépendance et les jeunes tout parfaits et les rencontres et le hasard et le regard vers le canyon et la liberté - bon ok on a compris). J'ai l'impression que le réalisateur a volontairement manqué de subtilité. Comme s'il la jugeait trop luxueuse pour son sujet, superficielle. Il ne voulait pas faire autre chose que ce qu'il s'était dit. Il a dû remâcher et remâcher dans son esprit sa façon de monter, de diriger, il en a eu le temps, et ce film en est la conclusion. Il s'est refusé les points d'orgue, les tics, les petits plaisirs de réalisation, les points de fuite, il a peut-être envoyé en l'air, toujours pour défendre l'idée du film, de maints principes esthétiques. Il a filmé et a coupé ; il a laissé travailler tout le monde. Et il ose, nous laissant parfois le cul entre deux chaises, nous servir Boyhood, qui remplit le cahier des charges à l'alinéa près, avec des espaces de liberté au compte-goutte.


C'est courageux au possible. Ce n'est que ma lecture et ce film laisse, réellement, chacun à sa pensée, en montrant des "failles" et en nous laissant calmement les jauger. Vers où est-il allé au juste ? Vers de la rigueur, je dirais, la rigueur des faits, et le défi de certaines conventions. Mais pas seulement, du coup. Et c'est un film auquel on repense.

Aloysius
7
Écrit par

Créée

le 31 juil. 2014

Critique lue 439 fois

1 j'aime

Aloysius

Écrit par

Critique lue 439 fois

1

D'autres avis sur Boyhood

Boyhood
Sergent_Pepper
7

Un rêve : l’histoire du temps.

Boyhood fait partie de ces films à concept qui prennent un risque majeur : se faire écraser par lui en s’effaçant derrière cette seule originalité. Suivre pendant 12 ans les mêmes comédiens pour les...

le 18 janv. 2015

98 j'aime

9

Boyhood
Rawi
7

12 years a child

En préambule, je voudrais pousser un coup de gueule ! Depuis le temps que j'attends ce film, je n'étais plus à une quinzaine près mais ayant l'opportunité de le voir en avant première, je me rends...

Par

le 23 juil. 2014

88 j'aime

39

Boyhood
guyness
7

Une vie de mots, passants

Quand on lance un film expérimental de 2h46 avec une pointe d’appréhension, l’entendre s’ouvrir sur du Coldplay fait soudain redouter le pire. Faut dire que j’arrivais sur un territoire d’autant plus...

le 18 janv. 2015

82 j'aime

17

Du même critique

Little Big Man
Aloysius
9

L'âme e(s)t la richesse

Little Big Man, contre toute attente, a gravé quelque chose en moi, une sorte de souvenir indicible et ambigu, teinté de respect, d'admiration, d'engouement et de surprise. Je pense à un long-métrage...

le 23 oct. 2011

64 j'aime

12

Hyena
Aloysius
9

"Tu resteras hyène, etc..."

... Se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux." Difficile de mieux dire que Rimbaud au seuil de sa...

le 6 mai 2015

15 j'aime

Pavillon noir ! - De cape et de crocs, tome 2
Aloysius
10

« Non, sérieusement ! Vous devriez vous voir quand vous déclamez ! »

Attention, spoiler ! Mais je n'ai vraiment pas pu résister. Je cite donc Armand Raynal de Maupertuis, ou plutôt Alain Ayroles, que je salue tous deux en m'inclinant bien bas. « La recette barbare...

le 20 août 2011

15 j'aime

8