On pouvait redouter le film indé jouant à fond la carte de son concept sensationnaliste pour mieux dissimuler sa vacuité. On se retrouve finalement avec un film humble, doux, simple, mais pas exempt de facilités, un objet sensible, léger et attachant, mais dépourvu de la moindre aspérité.

La réussite la plus incontestable de Boyhood tient dans cette idée de cinéma remarquable qui consiste à nous faire épouser le flux et les pulsations de la vie, à témoigner des métamorphoses et du temps qui passe, à la faveur d’un simple raccord. Il suffit du passage apparemment anodin d’un plan à un autre pour se rendre compte, de manière parfois presque imperceptible, que les traits d’un visage se sont affinés, que des cheveux ont poussé ou qu’une voix à commencer à muer. Et c’est remarquablement beau. L’air de rien, Linklater réalise un programme esthétique passionnant (qui fait étrangement écho à l'ambition première du cinéma lui-même) : créer un effet de fluidité à partir d’un principe de rupture.
Si l’on voulait pinailler, on pourrait trouver relativement dommage que l’auteur, en voulant redoubler le vieillissement naturel de ses acteurs par des repères historiques qui dressent le portrait d’une époque, se prenne parfois les pieds dans le tapis (la diatribe du père joué par Ethan Hawke envers Bush et son engagement en Irak : plus conventionnel, tu meurs).

L'inégalité fondamentale de Boyhood réside dans son caractère décentré, les éléments les plus intéressants du film étant presque systématiquement relayés au second plan. Aussi Boyhood peut-il être foncièrement beau dans ses détails, et d’une simplicité qui confine à la platitude dans son mouvement global. Si la première partie emporte l’adhésion par sa fraîcheur et les nombreux moments de grâce qu’elle recèle (en particulier les discussions du trio frère/sœur/père), la suite parvient moins bien, malgré sa sincérité manifeste, à transcender les faiblesses du projet.

L’erreur première de Linklater est d’avoir choisi un personnage étrangement lisse comme protagoniste, comme s’il s’intéressait davantage aux mutations du corps de son acteur qu’au personnage. Aussi bien dans son caractère que par les épreuves et expériences qu’il traverse, Mason constitue une sorte d’archétype de l’enfant/ado moyen, un peu trop calculé pour convaincre (la volonté de plaire à tout le monde est bien trop visible), et qui n’évolue jamais au cours du film. Une vie mouvementée, mais pas trop. Un côté un peu rebelle, mais pas trop. Une vision du monde un peu sombre, mais pas trop. Des aspirations artistiques, mais pas trop. Un caractère un peu solitaire, mais néanmoins sociable. Un côté un peu fêtard, porté sur l’alcool et la drogue, mais sans excès. Et surtout un espèce de détachement continu face aux choses, comme si elles glissaient sur lui. Bref, un personnage qui respecte parfaitement le cahier des charges de l’image policée du mec « cool ».

Dans Boyhood, au-delà du protagoniste, ce sont tous les personnages masculins (plus – le beau-père insupportable – ou moins – le père ultra sympa - clichés) qui souffrent de véritable carence d’écriture, tandis que les rôles féminins, passionnants, sont sous-exploités: voir la sœur passer de la petite fille bavarde et fantasque à cette jeune adulte étrange et secrète (à ce titre, il faut observer son étonnante mise en retrait lors de l’anniversaire de son frère) reste probablement ce qu’il y a de plus impressionnant dans le film. Quant à la mère, un peu fade, elle prend une toute autre dimension lors du dialogue final, terrible, avec son fils.

Derrière une trajectoire globale profitant d’un fort capital sympathie mais finalement conventionnel, se niche, parfois, dans l’ombre de quelques replis, une idée, un trait, une étincelle, qui font de Boyhood autre chose qu’un simple portofolio de situations du quotidien.
Ainsi en est-il d'un passage du film, a priori aussi anodin que le reste, et qui se résume peut-être à un seul et unique plan, où la façade uniforme du personnage de cinéma se lézarde, et qu’un véritable être humain se retrouve devant nous. Mason, âgé d'environ 12 ans, passe une soirée dans une sorte de hangar avec deux amis, et deux adolescents de 18 ans qui ramènent des bières et s'amusent à les impressionner. Là, pour la première fois, l'on sent que le personnage, rien que par sa manière de se mouvoir, joue à être quelqu'un. Alors une vérité se fait jour, d'autant plus essentielle que Linklater ne l’explorera pas davantage : Mason n’est jamais plus vrai que lorsque l’on sent qu’il est faux, qu’il arbore un masque de circonstance pour faire bien devant les autres. Cette idée géniale, il semblerait que le cinéaste ne l'ait compris que le temps de quelques fugitives secondes : l’enfance, avant même l’âge adulte, c’est déjà jouer un rôle.
CableHogue
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le 3 sept. 2014

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