L’Étrange Festival 2025 : l’audace comme héritage
Trente et un ans après sa fondation, L’Étrange Festival demeure l’un des rendez-vous les plus singuliers de la scène cinématographique internationale. Sa plus belle récompense est sans doute la fidélité d’un public toujours plus jeune, avide de découvertes formelles et narratives. Cette nouvelle édition perpétue l’esprit originel : proposer des œuvres qui ne ressemblent à aucune autre, ouvrir des brèches dans l’imaginaire contemporain et révéler des cinéastes dont la radicalité forge une autre idée du cinéma.
Parmi les multiples temps forts — le retour de Barbara Steele, icône gothique absolue, la Carte Blanche au pape du Porn-Pop Stephen Sayadian, ou encore l’hommage vibrant au Grand Guignol conçu par David Gregory et Serge Bromberg — une figure s’impose comme le cœur battant de cette édition : Adilkhan Yerzhanov.
Yerzhanov ou l’invention d’un langage kazakh universel
Né en 1982 à Djezkazgan, au Kazakhstan, Adilkhan Yerzhanov est aujourd’hui considéré comme le chef de file d’un cinéma d’Asie centrale en pleine mutation. Prolifique — plus d’une vingtaine de films en à peine quinze ans — il incarne à lui seul la vitalité d’une cinématographie nationale longtemps reléguée dans l’ombre. Mais Yerzhanov n’est pas un simple ambassadeur : il est un inventeur de formes, un poète de l’absurde, un moraliste discret qui dissèque les illusions de la société contemporaine.
Son cinéma convoque des filiations multiples : l’absurde beckettien, la rigueur picturale de Béla Tarr, l’ironie mélancolique de Kaurismäki. Pourtant, il échappe à toute comparaison. Yerzhanov a forgé une grammaire unique, immédiatement reconnaissable, où la fixité des cadres, la stylisation des décors et l’usage d’un humour décalé confèrent à chaque plan une puissance de révélation.
Une œuvre sous le signe de l’absurde tragique
Ses films se déploient dans des villages isolés, des steppes désertes ou des intérieurs décrépits. Ces lieux, loin d’être de simples décors, deviennent les miroirs d’une société corrodée par la corruption, l’injustice et l’indifférence. Ses personnages — policiers incompétents, rêveurs désabusés, enfants livrés à eux-mêmes — affrontent un monde dont la logique leur échappe sans cesse.
Ce désarroi, Yerzhanov le filme avec une tendresse paradoxale : il expose la cruauté du réel mais n’abandonne jamais ses personnages à la pure noirceur. Traversés d’humour noir et d’éclats de poésie, ses films sont autant de fables amères sur la dignité fragile des êtres humains.
Trois films pour une révélation
L’Étrange Festival propose cette année une fenêtre exceptionnelle sur l’univers de Yerzhanov, avec la présentation de trois films qui témoignent chacun d’une facette de son art :
Cadet (2025) – L’horreur comme métaphore de l’Histoire
Suivant un jeune garçon harcelé dans une école militaire, le film déploie un climat oppressant où apparitions spectrales et voix possédées traduisent une terreur plus vaste : celle de l’Histoire elle-même. Plus qu’un film de genre, Cadet est un requiem pour l’enfance brisée et une parabole politique d’une intensité rare.
Moor (2024) – Un western urbain kazakh
Entre polar et méditation existentielle, Moor convoque les fantômes du western spaghetti et l’imaginaire nocturne de Michael Mann. Yerzhanov transforme le genre en une fable minimaliste où chaque silence pèse comme un aveu.
Kazakh Scary Tales (2025) – Le folklore au prisme du fantastique
Variation sur les contes kazakhs, cette série hybride oscille entre bureaucratie absurde, steppes fantomatiques et humour nonsensique. Entre X-Files et Twin Peaks, mais irriguée d’un ancrage culturel profond, elle affirme la capacité du cinéaste à conjuguer fantastique et mémoire collective.
Une reconnaissance internationale
Depuis plus d’une décennie, Yerzhanov s’impose dans les grands festivals : The Gentle Indifference of the World (Cannes), A Dark, Dark Man (San Sebastián), Yellow Cat (Venise), Assault (Rotterdam). Chaque œuvre confirme la cohérence d’un projet artistique qui construit, film après film, une fresque du Kazakhstan contemporain.
La présentation à L’Étrange Festival de Cadet, Moor et Kazakh Scary Tales, accompagnés d’une Carte Blanche, marque un événement majeur : la reconnaissance d’un cinéaste essentiel et l’invitation faite au public français de découvrir un cinéma dont l’impact dépasse les frontières nationales.
L’esprit de L’Étrange
Autour de Yerzhanov, le festival continue d’explorer les marges fécondes du cinéma mondial : redécouverte de Robert Lapoujade, exhumation des trésors de l’INA avec INA Fantastica, concerts, avant-premières et compétitions internationales. Fidèle à sa vocation, L’Étrange Festival demeure ce lieu rare où l’étrangeté devient une expérience de connaissance, où l’esthétique se confond avec une vision du monde.
Cette 31e édition ne se contente pas de célébrer des films : elle affirme le cinéma comme une force critique, poétique et nécessaire.
👉 Programmation complète sur le site de L’Étrange Festival