Il est certain qu'avec un film comme Heldin (En Première Ligne en français), on peut être tenté de crier au chef-d'oeuvre ou de donner une bonne note parce que le sujet est en lui-même immédiatement touchant qu'il soit traité au cinéma, en téléfilm ou sous forme de reportage télévisuel.
Déjà parce qu'il nous concerne tous ; nous allons tous nous retrouver hospitalisés un jour pour quelque raison et en particulier à la fin de notre vie quand le corps ne suivra plus et que la vie nous rappellera petit à petit au caractère éphémère de nos existences.
Ensuite parce que, pour quiconque s'informe un minimum sur le sujet, nous savons que ces dernières décennies les services de soin se sont dégradés, et que des problèmes de nombre de lits et de manques d'effectifs se révèlent alarmants pour les soignés comme pour les soignants. Cela ne s'arrête pas à la frontière suisse. Tout cela, on le sait.
Mais est-ce que Heldin de Petra Biondina Volpe est un bon film ?
La réponse est oui, c'est même un très bon film de cinéma. Développons.
Du mouvement, toujours du mouvement.
D'entrée de jeu, Heldin ne nous fait pas de cadeau. Le film s'ouvre sur un plan nous montrant les blouses de travail des infirmières défiler sur un rail alors que notre héroïne Floria Lind (Leonie Benesch) s'apprête à entrer en poste. Elle traverse ce qui s'apparente à un tunnel blanc assez morbide menant aux ascenseurs avant de se changer. Tout juste le temps d'échanger trois mots avec sa collègue sur les activités de la veille et les voilà parties (et nous avec elles). Question poser une ambiance mécanique d'usine, et nous faire entrer dans une sorte de "pont entre la vie et la mort", difficile de faire mieux.
À partir de là, la caméra de Petra Volpe viendra se caler sur le rythme de la journée en se focalisant exclusivement ou presque sur le point de vue de Floria.
Quelques plans séquences ou séquences avec peu de cuts suivent notre personnage principal nous immergeant dans cette vie qui va à cent à l'heure. Sans cesse, Floria sera active, interpelée, interrompue dans ses actions. Nous assistons alors à une sorte de contraction du temps. Dans chaque plan séquence (donc long en terme de durée) il se passe tant de choses, de furtives interactions, tant de personnages interviennent qu'on a l'impression au contraire que le montage va à toute vitesse. Il font irruption dans le cadre, à gauche, puis à droite, au détour d'un couloir. Floria prépare un patient pour son scanner, elle est appelée dans une autre chambre pour s'occuper de quelqu'un d'autre. Alors qu'elle sort de la chambre, le lit du patient précédent, poussé par une infirmière le menant en salle de scanner, fait irruption dans le cadre. On se dit "Ah oui, c'est vrai, il ne faut pas l'oublier celui-là !". Nous tentons de retenir certains noms, de nous souvenir de certaines personnalités et de nous rappeler des pathologies mais très vite nous nous retrouvons face à une vérité bouleversante que le film nous fait ressentir de plein fouet : Il est impossible de tout retenir. On lâche l'affaire, on regarde, on ne cherche plus à mémoriser, on se laisse porter par ce rythme et par l'émotion suscitée.
En cela, on pourrait y voir une certaine similitude avec la façon de filmer de Boris Lojkine dans L'histoire de Souleymane. La caméra suit son personnage principal de prêt et c'est une avalanche de sons et d'irruptions humaines ou matérielles dans le cadre qui viennent nous sur-stimuler.
Le corps porte le combat
Léonie Benesch incarne une Floria toute en nuance. Son regard porte son émotion sans qu'elle n'ait besoin de la verbaliser. Tantôt stoïque et mécanique quand elle pose chaque fois les mêmes questions "Sur une échelle de 1 à 10, à combien avez-vous mal ?" ou quand elle exerce les gestes de soin, elle peut aussi se montrer souriante et douce dans chaque instant qu'elle accorde à un patient. Quelle magnifique scène que celle dans laquelle un patient souhaite lui montrer une photo de son chien comme quelqu'un se raccrochant à son dernier bonheur !
L'émotion la traverse à de nombreuses reprises, on la sent mais elle la retient et ne craquera qu'en privé. Mais l'exaspération la gagnera face à l'impatience de certains et là encore Benesch est toujours dans la justesse, ses pointes d'énervement sonnent vraies.
Surtout, on devine derrière chaque contorsion du corps quelque chose qui se rapproche du combat. Ou d'une certaine révélation d'elle-même et de sa personnalité combative au travers de la gestuelle. Bras levés pour accrocher la perfusion, tête et épaule serrant le téléphone pendant un appel alors que les mains sont occupées à nettoyer une table pour la préparation des médicaments. Genoux pliés, baissée en avant pour ouvrir un tiroir. Rien est épargné de son être. La chorégraphie et le mouvement d'un art martial nouveau ou plutôt d'un art martial invisible ? L'art de combattre pour la survie des autres ?
L'humain malgré tout
Ainsi, on pourrait se dire que Heldin n'est "que" cela, un film qui va à cent à l'heure dans lequel nous n'avons le temps pour rien. Mais cela ne serait pas tout à fait juste.
Il y a des éclaircies et quelques moments suspendus qui viennent trancher avec le reste.
On peut parler de ce qui est selon moi la plus belle scène du film :
Une patiente âgée panique et elle est désorientée. Elle veut rentrer chez elle retrouver son mari et elle ne reconnaît pas non plus sa fille au téléphone. Floria sait et nous savons aussi qu'il est impossible pour elle de lui accorder sa demande. Plus tôt, le film nous a renseigné sur le goût de cette femme pour la chanson. Floria va donc se mettre à chanter. L'inquiétude sur le visage de son interlocutrice se change petit à petit en apaisement alors que cette dernière commence à accompagner Floria dans son chant.
Et alors, miracle ! La caméra glisse du lit de la patiente jusqu'à la fenêtre dans un lent mouvement de panoramique horizontal. Nous avons alors une vue sur l'extérieur de l'hôpital, ce que le film ne nous avait jamais montré jusque là.
Floria ne peut laisser partir cette patiente, mais elle peut lui offrir le temps d'un instant un bonheur comme une lucarne ouverte sur le monde extérieur et la vie passée de cette femme.
C'est subtil et profondément sublime.
Le seul reproche que j'adresserais à ce film serait l'utilisation de sa musique dans la scène finale. Cela sonnait un peu trop comme une musique de fin d'épisode d'une série américaine moyenne et malgré la beauté des images nous montrant tour à tour, et pour la dernière fois, les patients que Floria a soignés il y avait quelque chose qui semblait un peu artificiel.
Enfin, il faut noter que le plan final conclut brillamment le film. Plus tôt, nous avons assisté au décès d'une patiente. Floria culpabilise de ne pas avoir eu le temps de lui rendre visite avant sa mort. Sur le chemin du retour, à bord du bus la ramenant chez elle, la jeune femme est assise et contemple un monde froid et étranger à ce qu'elle vient de vivre. La caméra fait un léger mouvement de côté nous dévoilant la présence d'une voisine assise à côté d'elle. Une apparition, puisqu'il s'agit de la personne décédée. Et alors, dans un moment d'une grande puissance évocatrice, Floria se reposera contre l'épaule de cet ange revenu d'en haut.
Pour toute personne ayant eu un membre de sa famille travaillant dans le domaine médical, on peut voir dans ce plan du beau et du vrai. On sait ce que c'est de voir rentrer du travail un soignant qui vient de perdre un patient auquel il était attaché. Il le porte en lui, encore, pour les quelques jours à venir. Comme un poids, une culpabilité ou alors un soulagement, un doux souvenir venant lui rappeler chaque fois pourquoi il a fait ce métier.
Et seul un vrai film de cinéma pouvait réussir ce tour de force.
Voilà pourquoi Heldin est une réussite.
Labyrinthe grouillant de vie et de mort
Emporte avec toi le chagrin et son corps
Immarcescible abnégation de tes anges
Guéris mes plaies avant que terre ne me mange