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Il fut un temps où l’on croyait que Netflix allait siphonner les auteurs en mal de financement et les faire déserter le grand écran : Fincher, Cuaron, Scorsese, les frères Coen ou Safdie, et même Orson Welles se retrouvaient sur la plateforme, qui a ainsi attiré quelques cinéphiles rétifs, avant de progressivement fermer les vannes en donnant la priorité au robinet à contenu insipide. L’heure n’est plus au mécénat débridé, même si certaines survivances occasionnent çà et là quelques sorties notables. Après la récente mise en ligne de House of Dynamite, celle du Frankenstein de del Toro permet de renouer avec ce petit âge d’or. Del Toro, à qui Netflix avait déjà permis la création de son très beau Pinocchio (coréalisé avec Mark Gustafson en 2022), s’offre ici le véritable accomplissement d’une carrière, où il marie ses obsessions constantes à un matériau littéraire proprement mythologique.


Bien entendu, l’intérêt d’une adaptation est double : ressasser les thèmes universels de l’œuvre, et jouer avec eux par une relecture, qui dit à la fois la singularité de l’artiste et l’air du temps.

Del Toro déplace l’intrigue en 1857, et l’intervention d’un mécène marchand d’arme : la révolution industrielle s’est davantage déployée, et avec elle une marchandisation de la guerre, qui entre en résonnance avec la course au progrès qui gangrénera l’esprit de l’inventeur. La direction artistique déplace ainsi le motif gothique traditionnel vers une relecture plus moderne, dans une approche presque cyberpunk qui permet au cinéaste de brasser ses marottes esthétiques. Le mélange opère plutôt bien, particulièrement dans les intérieurs (le laboratoire, le sous-sol), même si la CGI fait encore quelques dégâts dans les vues d’ensemble ou certaines séquences, comme la très laide attaque des loups. Del Toro parvient à un point d’équilibre, et la greffe de ses motifs obsessionnels (la monstruosité, le gore graphique, la religiosité) se marie plutôt habilement au matériau d’origine de Mary Shelley. La photographie riche en contrastes alliée au design presque organique des formes (cercueils, vitraux, la courbe en syphon du sol du laboratoire) les grands angles sur ces intérieurs emplis comme des cabinets de curiosités génère une saturation presque écœurante, qui porte à l’image la question cruciale de l’hybris, cette démesure qui va dévorer les protagonistes. L’horreur à proprement parler est quant à elle toujours traitée par le prisme des enjeux du récits : d’abord traitée par la fascination scientifique (expérience, planches anatomiques et dessins), elle évolue vers une pratique cynique (la découpe des cadavres) avant de s’incarner dans la créature, mue par une haine destructrice face au rejet du monde.


Si cette version élargit quelque peu le nombre de personnages (le rôle donné au frère, celui du mécène), tous semblent proie à la même fuite en avant : la fortune, le savoir, l’ambition trouvent leur source dans une enfance traumatique et une révolte contre la mort, la maladie, ou le sort, autant d’éléments traditionnellement dépendants de la volonté divine.


C’est là que del Toro abat sa carte maîtresse, par le contraste saisissant de deux personnages à rebours de toute cette euphorie délétère. Elisabeth (Mia Goth, parfaite), érudite et sensible, dans un sublime écrin d’étoffes, qui regarde en surplomb un monde dont elle a déjà compris la beauté et la folie des hommes. La créature, d’une étonnante finesse, dont la texture marbrée rappelle les gisants de l’Alpha de Julia Ducournau, et qui déçoit son géniteur non par sa laideur, mais sa candeur et les limites de son langage. L’action ou la débauche visuelle restent toujours au service du récit ou des dérèglements des personnages, un privilège devenu rare dans ce type de budget ; le cinéaste prend son temps pour étudier chaque interaction : l’amour déçu de Frankenstein, la répétition tragique de ses traumas dans l’éducation au forceps de sa créature, et le récit initiatique de cette dernière, lors d’une longue parenthèse enchantée où un « esprit de la forêt » ménage une place au conte de fée.


La complexité du roman est certes simplifiée dans l’empathie beaucoup plus manifeste accordée au monstre, motif central dans toute l’œuvre de del Toro. Mais le jeu complexe des relations entre Victor et sa création s’en voit aussi enrichi par de nouveaux motifs, où la question religieuse (du sens de la vie, mais aussi de l’amour du prochain et du pardon), permettant, au-delà du sublime gothique entre la créature et Elisabeth, un duo père/fils tout à fait convaincant entre Oscar Isaac et Jacob Elordi. De la table d’opération transformée en crucifix à l’étendue de la banquise, cette traque obstinée dresse un poignant tableau de la condition inhumaine, et lie à jamais l’être non né à qui on refuse de mourir à son père, éternel insatisfait de n’avoir rien su lui transmettre.


(7.5/10)

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il y a 2 jours

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Sergent_Pepper

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