« Terre, Eau, Île, trois termes féminins qui font de Ouessant un lieu initiatique par excellence…»


Elle avait débarqué sur l’île bretonne, ce matin-là, jeune femme fraîche émoulue de la ville, pleine d’interrogations, d’attentes et d’espoirs.
Elle voulait affronter cette terre sauvage et fascinante battue par la mer et les vents, apprivoiser ces êtres rudes et âpres et gagner leur confiance : elle était Marie Prieur, leur nouveau médecin, ainsi que devait bientôt l’attester la plaque de cuivre dûment apposée sur la porte du cabinet.


C’est à cette débutante de 28 ans qu’allait incomber la lourde tâche de remplacer le vieux praticien fatigué et usé après 30 ans de bons et loyaux services sur l’île.


Evitant le cliché d’insulaires isolés et méfiants, le réalisateur nous montre la jeune doctoresse se présentant, de sa propre initiative, chez une fillette fiévreuse, dont la température élevée fait craindre le pire.
Devant la méticulosité attentive de la jeune femme, ses gestes précis et ses évidentes compétences, la défiance de la mère fond comme neige au soleil : une première scène qui marque l’adoption rapide et réussie de Marie Prieur au sein de la communauté.


Micheline Presle prête son beau visage sensible à cette femme résolument moderne, surtout en ce début des années cinquante où victimes et vamps faisaient le bonheur des salles obscures.


Doctoresse mais femme aussi, et quand son regard croise celui d’André Lorenzi, ingénieur de passage sur l’île le temps d’un chantier, le visage de Marie s’éclaire : la séduction virile de l’homme et la ferveur qui passe dans ses yeux ne la laissent pas indifférente.


Lui, de son côté, est tombé amoureux de cette jolie femme, admiratif aussi de la douceur empreinte de fermeté qu’elle déploie dans l’exercice de son métier et qui lui confère une autorité naturelle ne laissant pas de l’impressionner .


Eprise, Marie l’est, certes, mais elle sent confusément qu’elle n’est pas tout à fait libre, tiraillée entre ses aspirations de femme et sa vocation : un doute insidieux qui va motiver son premier refus, suivi peu après d’un rendez-vous manqué, avant qu’elle ne cède enfin aux instances amoureuses d’André, un homme qui lui plaît et l’émeut profondément.


Cette subtilité dans l’écriture des personnages, qui caractérise Grémillon, notamment dans ses portraits féminins, voire féministes, on la trouve aussi dans la figure de l’institutrice en fin de carrière, campée de façon admirable par une actrice quelque peu oubliée : Gaby Morlay


Germaine Leblanc, célibataire sans enfants, hormis ceux qu’elle a formés durant des décennies, n’a vécu que pour son métier, véritable sacerdoce, et au seuil de la retraite, son anxiété ne fait que croître.


«Quitter son métier est une vraie petite mort» avait prédit l’enseignante.


Une phrase qui tournera en boucle dans la tête de Marie, quand, à l’issue d’une rencontre particulièrement intense avec André, où s’étaient échangés force promesses et baisers, elle apprendra, anéantie, que Germaine n’est plus.


Alors, dans le même temps lui reviendront en mémoire d’autres échanges et d’autres paroles :


-Marie, une femme fait un métier en attendant un homme.
Tu l’as trouvé, ne pense plus à travailler.
-C’est plus important que ça. (Avait-elle murmuré)
-Pas plus important que moi, tout de même?…


Des propos qui ne surprennent pas vraiment dans la France conservatrice de l’époque, où le modèle traditionnel du couple mettait en avant la prééminence de l’homme sur sa compagne, celle-ci, tour à tour femme objet, conçue pour le bon plaisir de son époux et mère aimante se consacrant à ses enfants et à son foyer.


Est-ce à dire que Grémillon a fait du personnage d’André, incarné par Massimo Girotti, un rustre machiste et sans nuances?
Il suffit, pour se convaincre du contraire, de mentionner l’une des plus belles scènes du film, déterminante à cet égard : la traversée de la mer démontée, sur une barque ballottée par les flots, en plein orage, afin de rallier le phare, où le gardien souffre d’une appendicite aiguë.


Il faut opérer, vite : subjugués et muets, tandis que la tempête les encercle et gronde, les hommes massés autour du malade, observent avec une attention soutenue la précision minutieuse de Marie, qui, confiante et le geste sûr, dispense ses ordres, calme et concentrée.
Et quand la tension se relâche, enfin, c’est comme si un grand soupir de soulagement s’exhalait de chaque poitrine, tandis que la jeune femme, heureuse du devoir accompli, laisse éclater sa joie.


Même si, comme le dit Grémillon, « Marie est ouverte au monde » et « André fermé et replié sur lui-même »,
les yeux de ce dernier ont fini par se dessiller : parce qu’il est sincèrement épris d’une femme qu’il juge exceptionnelle, il comprend qu’il ne peut la priver d’un métier qui comble en elle son besoin de dépassement et donne un sens à sa vie.


« Il y a des trahisons qui sont la plus grande manifestation de la fidélité »


La vie continue, et c’est le cœur brisé mais l’âme en paix que Marie, bouleversée et bouleversante dans un gros plan sur son visage qui occupe tout l’écran, écoute la nouvelle institutrice se raconter avec enjouement, le « babillage » de la jeune fille rendant plus déchirante encore la tristesse de Marie et son regard perdu, alors que retentit au loin la sirène de brume qui rythme les départs…


Magnifique Micheline Presle qui incarne avec une sensibilité tout en nuances, sublimée par la belle photo de Louis Page, cette héroïne courageuse, responsable et libre qui, par la seule force de l’exemple, en accomplissant ce qu’elle considère comme un sacerdoce, fait comprendre à André qu’au-delà de l’amour de l’autre existe, plus fort encore, l’amour des autres.


Et comme le disait Grémillon :


«L’être humain le plus estimable est celui qui dédie sa vie aux autres»

Aurea

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