Le beau noir et blanc du film accentue, comme n’aurait pas pu le faire la couleur, le tranchant du soleil, l’un des protagonistes des plus importants de L’Étranger – le roman comme l’adaptation de François Ozon ; il permet aussi de fondre les images d’archives du début au reste du film, qui prend des airs d’un documentaire d’époque. Un autre parti-pris intéressant : Ozon ne tente pas de reproduire le monologue intérieur du roman d'Albert Camus ; seul un extrait est dit en voix off entre les deux parties de l’histoire et de plus longs passages sont prononcés in par Meursault sur sa paillasse à la fin du film.
Ces deux choix – photographique et discursif – sont judicieux, notamment parce qu’ils permettent au réalisateur de s’écarter de l’adaptation de Visconti, à laquelle il ne saurait être question de comparer la sienne. Pour le reste, on sent une hésitation entre deux voies possibles : privilégier les dialogues ou les faits. Et cette hésitation aboutit à un entredeux qui sans doute affaiblit le film. J’en ai été convaincu à la fin, quand précisément le discours l'emporte, avec la reprise de l’essentiel du dialogue entre Meursault et l’aumônier : là, Benjamin Voisin trouve enfin sa voix. Peu convaincant dans son rôle avant cette scène, il semble prendre alors la mesure des mots de Camus et les dit avec une intensité qui sauve un film jusque-là assez terne (si l'on excepte quelques passages saisissants, dont ceux où intervient un Denis Lavant habité).
Le rapport d’Ozon au texte de Camus est à la fois intime (parce que son grand-père était juge d’instruction à Bône, aujourd’hui Annaba) et collectif, parce que L’Étranger de Camus est entré depuis longtemps dans le patrimoine culturel commun : chaque écolier français y a été confronté, et Ozon ne pouvait ignorer que son adaptation toucherait à une mémoire partagée.
On est frappé par la place que donne Ozon à la sœur de la victime, à qui il donne un prénom : Djemila, comme il donne un nom à « l’Arabe » du roman, gravé sur la tombe filmée dans la dernière image : Moussa Hamdane – celui que Kamel Daoud lui avait donné dans Meursault, contre-enquête. C’est sa manière de marquer l’invisibilisation de l’Arabe tué par un Français dans une Algérie colonisée. Ozon sait bien (et dit, dans ses interviews et dans l’avant-première à laquelle j’ai assisté à Lille) que Camus mettait précisément en scène cette invisibilisation dans son roman, mais sans doute a-t-il jugé plus prudent aujourd’hui d’éviter de reproduire le contresens qui avait pu conduire l’extrême droite pré-trumpienne aux États-Unis à prendre comme hymne Killing an Arab de The Cure – qui accompagne le générique. Par ailleurs, la bande originale est signée Fatima Al Qadiri, dont la partition mêle électronique et réminiscences orientales : autre moyen de ne pas donner à croire qu’il s’agissait là d’une histoire simplement française.
Au final, à part de belles intuitions et quelques fulgurances – comme toujours chez Ozon – L’Étranger n'est qu'un film de belle facture, qui aurait pu avoir le tranchant de la guillotine et du soleil, si son réalisateur n’avait eu peur d'une ombre – celle de l'Histoire ou de la littérature.