L'Étranger
6.2
L'Étranger

Film de François Ozon (2025)

J'ai posé une question détaillée à François Ozon et un relou a voulu me couper

Toujours le même problème avec les débats post film.

On ne peut pas aborder de vraies questions, on ne peut pas avoir un vrai échange sur le cinéma qui dépasse les questions à la con paris match du type "et alors c'était comment le tournage avec bidule, vous l'avez vécu comment ?" "j'ai adoré votre film bravo", "quand on tourne en noir et blanc, on paraît plus beau".


Donc, je me dis, cette fois-ci je vais poser une vraie question (alors que d'habitude je me la ferme et je vrombis), je vais essayer de la cadrer selon un angle précis pour voir si ça peut faire naître un vrai débat, et connaître la position du real qui est là en face de moi.


La question est à la fois simple et pas simple pour lui :

Est-ce que lorsqu'on adapte une oeuvre littéraire éminente, on est condamné à l'échec ?


J'essaye d'étayer car une question sans cadrage n'a aucun sens, Ozon n'aurait aucune idée d'où je veux en venir, ça doit durer 2 minutes à peine avant qu'un casse couilles de ces morts se retourne et me sort tout fier "tu peux laisser le réalisateur te répondre" (si tu me lis d'ailleurs, sache que je te conchie), j'avais quasi tout dit donc j'ai pas fait d'esclandre, mais ce nullos m'a exaspéré.


Si j'avais ciré les pompes, évidemment personne ne m'aurait interrompu grossièrement.


Bon et du coup la question ?


Elle est fondamentale : Pourquoi les adaptations de grands livres, celles qui sont 1er degré, qui restituent fidèlement le contenu d'un bouquin, sont généralement ratées ?


Plusieurs raisons :


- D'abord l'imaginaire collectif généré par l'oeuvre. Mécaniquement chacun a sa propre vision de l'oeuvre, donc lors de la conversion en objet film, il y aura toujours quelque chose qui ne correspond pas aux attentes de quelqu'un sur tel ou tel aspect.


- Ensuite le livre, et en particulier "l'étranger", est un objet conceptuel, pas concret pour un sous.

Meursault n'est pas véritablement un personnage en chair et en os, c'est davantage une idée, une abstraction, quelque chose d'insaisissable et fondamentalement effrayant.


Lorsque tu transformes cette abstraction en être humain de chair et en sang, tu perds mécaniquement une/des dimensions.


Quelque chose se grippe, tu ne vois plus qu'un fake, un avatar bizarre pour lequel l'empathie est inexistante voire négative; Le personnage autiste devient vite imblairable. Et lorsque dans la salle tout le monde se marre à chacune de ses répliques "baslescouillistes", alors que le bouquin est pas drôle pour un sous, on commence à comprendre qu'il y a comme un léger ptit problème.


Surtout, et j'ai pu le dire à Ozon, avant que l'autre blaireau essaye de me couper, on a un aveu d'échec à un moment clé du film : l'assassinat qui est suivi d'une voix off qui récite le texte du bouquin, et c'est la catastrophe, parce que ça prouve que l'image n'a jamais été en mesure de restituer ce que le bouquin raconte, c'est un double emploi qui signe la faillite de l'entreprise (Ozon pas d'accord évidemment, le texte et l'image se complèteraient).


Il y a pourtant une solution, à mon sens. Celle de ne pas adapter 1er degré, de ne pas copier scolairement, parce que la croyance selon laquelle la copie servile du livre en film permettrait de restituer l'esprit d'origine est une impasse totale. Les mediums sont distincts.


Donc la solution est à mon sens celle du pas de côté.


"1984" de Radford est film très sympa, mais il s'écroule face au livre. Par contre "Brazil" de Terry Gilliam est tout autant une adaptation de 1984, sans être 1984. Et le paradoxe c'est qu'il fait plus 1984 que 1984.


Et "l'étranger" a eu sa propre adaptation absolument parfaite, c'est "the barber" "the man who wasn't there" des frères Coen, qui sera à jamais bien plus "l'étranger" que toute adaptation littérale de "l'étranger". Ozon ne le connait pas et a envie de le voir, tant mieux si ça peut l'aider à faire de bons films !


Je voulais citer d'autres cas :

- "Zazie dans le métro" de Louis Malle, où il essaye de trouver une solution à ce problème fondamental de l'adaptation. Malle va traduire les expérimentations du langage inadaptables, en expérimentations du medium film. Il va par exemple jouer sur la vitesse, les ralentis, les accélérés. Il a donc compris (à mon sens sans réussir) l'enjeu et la difficulté de passer d'un medium à l'autre. La copie est une impasse.


- L'échec total de "l'écume des jours" de Gondry, où le surréalisme fonctionne dans le langage, et devient grotesque et kitsch transcrit en film, et où tout s'effondre.


Ces questionnements sont fondamentaux, ils touchent au coeur de la création, ils appellent des réponses, des débats, des contradictions.


Je vais pas m'étendre sur le reste du métrage que je trouve d'une grande médiocrité (et c'est pas le sujet, mon avis en soi on s'en fout). Le côté homoérotique (prévisible) quasi joel schumacherien. Parfois Meursault ressemble à un trader dégénéré d'American Psycho, avec des plans constants sur son boule et sur son torse musclé. Assez gênant. La scène d'assassinat avec le gros plan fétichiste de la touffe de poils d'aisselle, au secours.


Ce qui me gêne c'est qu'Ozon ne m'a pas vraiment répondu. Je pense que "L'Etranger" n'a aucune envie de cinéma (ne parlez pas de Bresson, je pense qu'il aurait hurlé devant ça), mais c'est surtout un projet basiquement mercantile. Il n'arrivait pas à financer un premier projet, alors il fait "l'Etranger" car les financiers se disent que comme c'est connu, ptête ça va faire venir des gens. Mais on sait tous que ça va bider.


Où est le projet ? Quel est le but ?


Lui de dire : ben moi je sais que les gens vont tous voir l'étranger différemment, mais je voulais juste montrer comment je perçois l'Etranger.


Qui s'en fout ?


Et sinon, j'en ai marre des gens qui prennent la mouche parce qu'on critique un truc. C'est un avis sur un film bordel. Ca n'a aucune espèce d'importance que machin aime ou n'aime pas. Par contre ce qui est important, c'est pourquoi on a créé comme ça, pourquoi on a fait tel choix plutôt que tel autre.


Mais les gens préfèrent se complaire dans des questions à la con de 4 mots.


Au-delà de ça il y a un autre problème plus grave, celui du conformisme galopant et de la déférence systématique vis-à-vis d'une figure médiatique, en l'occurrence celle du réalisateur (mais ça marche avec toutes les prétendues figures d'autorité) qui doit être combattue.


Le simple fait de parler normalement à Ozon (donc respectueusement), d'égal à égal, produit un choc chez certains (un type a expliqué qu'il s'était morfondu dans son siège quand j'ai pris la parole, ce qui est particulièrement hilarant) et me vaut un procès en arrogance qui témoigne de leur déférence. "Comment oses-tu t'adresser à lui de la sorte ?", "c'est Ozon, il faut de la retenue, il ne faut pas faire long, il ne faut pas ci, il ne faut pas ça, il faut dire merci". Ca me fait doucement rigoler et en même temps de la peine.


Développer un propos dans un débat, donner des références devient de la branlette "intellectuelle", de l'auto-masturbation, alors même que ces références sont utilisées pour mobiliser un raisonnement ouvert dans le but d'avoir un vrai échange. Les questions basiques en une ligne n'appellent que des réponses basiques, et c'est pour ça que la quasi totalité des Q&A post film sont systématiquement nuls.


Ne cassez pas les gens qui veulent investir des débats de fonds. N'emmerdez pas les gens qui veulent profiter de l'occasion d'interroger un réalisateur sur des sujets qui ne seront abordés par aucun journaliste mainstream de merde. Ayez un minimum de personnalité. Quitte à déplaire.


La salle a toujours tort.

KingRabbit
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