La confusion, l’absence de cohérence auraient pu guetter :
• un film historique, sur la grande histoire, celle de la France très trouble sous la collaboration, d’une part ; d’autre part un film d’aventures, sur des destins individuels …
• un film où le drame n’est jamais loin, mais ou on peine à croire qu’il puisse vraiment se produire …
• un double regard, que tout le monde assurément n’aura pas apprécié, sur l’occupation allemande –période de souffrance, de résistance ou période d’insouciance et de création légère ; pour avoir souligné cette ambiguïté, certains ont été récemment plus que critiqués …
• des sautes soudaines de ton, entre tragédie et comédie, jusqu’au burlesque …
• une absence de centre, ou plus exactement deux centres : deux personnages, deux destins, à la fois très différents et très semblables, Jean Devaivre et Jean Aurenche, qui ne se croisent (se frôlent plutôt) qu’une ou deux fois dans le film …
• Et, en plus, une mise en abîme du cinéma, à base de name dropping !


… pour un film de plus de deux heures trente. Tavernier assurément prenait des risques : risque de se perdre dans les méandres de son film (de ses films plutôt), dans son approche de l’occupation, de ne pas trouver la bonne tonalité, de ne pas lier tout ça …


Par où commencer ?


Le plus simple est sans doute de s’appuyer sur les deux histoires, le plus souvent parallèles (un peu déséquilibrées aussi, il est plus question de Jean Devaivre que de Jean Aurenche) des deux personnages qui ont inspiré le récit de Laissez-passer : les Mémoires (alors en cours d’écriture) confiées à tavernier par Jean Devaivre, les souvenirs livrés en toute amitié par Jean Aurenche.


Jean Devaivre (Jacques Gamblin, excellent) collabore (au sens premier du terme, « travaille avec ») et résiste. Sa collaboration, au sein de la Continental (la société de production créée par le Dr Goebbels) devient en fait la couverture idéale pour développer à moindres risques ses actions de résistance, le ver dans le fruit en quelque sorte.
Jean Aurenche (Denis Podalydès, excellent) ne résiste pas et il ne collabore pas non plus – aucune compromission, jamais, avec l’occupant, ni à la Continental (malgré maintes sollicitations) ni ailleurs ; mais de grandes colères (parfois à hauts risques) quand il sent la compromission et l’ordure.
Jean Devaivre est sérieux et nerveux, constamment sous tension ; tous ses actes de résistance sont à très haut risque pour lui et ses proches. Jean Aurenche est insouciant et nerveux, souvent sous tension.
Jean Devaivre résiste, résiste encore, fait souvent n’importe quoi pour résister. Jean Aurenche se disperse malgré lui, entre ses femmes, entre ses textes. Mais il est toujours fidèle en amitié, même au-delà des petits mensonges.
Antithétiques et au fond très semblables : Aurenche et Devaivre ont en commun la même dignité, le même refus de la compromission dans une époque très trouble. Ils ont aussi le même goût du travail très bien fait, accompli, ciselé, aussi proche de l’artisanat que de l’art. Devaivre se dépense autant pour les films produits par la Continental (il est souvent le premier maître d’œuvre du film bien avant le metteur en scène – ironie de Tavernier sur la fonction ?) qu’Aurenche peut s’investir dans ses scénarios. Et c’est là qu’on se trouve face à toute l’ambiguïté de la période.


Tous deux travaillent pour le cinéma – et tous deux s’acharnent à produire les meilleurs films possibles, un cinéma de qualité, qui jamais ne validera aucun élément de propagande favorable à l’occupant et qui respectera toujours le public. La question de fond est peut-être là :- entre la condamnation par la résistance (interdiction de proposer des spectacles montrant une France qui va bien …) et le souci de vivre, d’exécuter sa tache le mieux possible, en bon artisan, faire un film comme le boulanger fait son pain. Dans le film, le résistant et le dilettante ont adopté ce point de vue, et Tavernier aussi sans doute.


(Et ce point de vue est aussi celui du Dr Greven, patron, allemand, de la Continental, très bien interprété par Christian Berkel – qui se soucie essentiellement de la qualité de ses films, jamais de leur option propagandiste, qui prendra même des risques jusqu’à s’attirer la colère de Goebbels, en esthète et en amoureux authentique du cinéma. Il engagera ainsi, sous pseudonyme évidemment, Jean-Paul Le Chanois, juif et communiste, résistant également à la façon de Devaivre, parce que c’était un excellent scénariste. Dans le film, cette position atteindra son apnée, sidérante, dans la scène où Greven ira rechercher Charles Spaak, soupçonné de résistance , au fond de sa prison, sans s’occuper en rien des causes politiques ni de son sort présent, pas son problème, mais pour lui reprocher son retard sur la livraison d’un scénario en cours et le pousser à en accélérer la suite - avec succès. Le très singulier Dr Greven, à qui personne ne demandera de comptes à la libération, incarne ainsi au mieux toutes les confusions de l'époque.)


Mais il n’y a là, à l’évidence, aucune validation idéologique de l’occupation, à une période où les théâtres et les cinémas n’ont jamais été aussi remplis, ou la vie en province peut sembler très paisible. Toute l’ambiguïté, qui est celle de la période est là. Et Laissez-passer traduit parfaitement cette opposition entre la grande et la petite histoire, entre les aspects « humains » (la vie malgré tout) et inhumains de l’occupation. Et l’image présentée dans le film est toujours d’une extrême densité. Derrière l’insouciance apparente (pas seulement celle d’Aurenche), la profondeur du champ donne constamment l’épaisseur du drame : bus transportant les hommes marqués de l’étoile jaune, cadavres dans les rues, miliciens tabassant un résistant, soldats armés jusqu’aux dents, contrôles permanents, présence constante des mouchards et de la délation …


Et la tonalité du film (les tonalités à nouveau) donnent également, et parfaitement, la mesure de cette confusion. L’atmosphère est à la tragédie, à la tension, mais à peine. On sait (et pas seulement parce qu’on est au cinéma) que le drame n’atteindra jamais Jean Devaivre, qu’il ne fera que le frôler. Car on est aussi dans Tintin au pays des Soviets : Devaivre en réalité fait n’importe quoi – il pose des bombes sans savoir exactement pourquoi, il dérobe de la façon la plus risquée et la plus aléatoire des documents dont il ignore tout. Le sommet est atteint lors d’un aller-retour bien malgré lui entre Moulins et Londres, en train, avion, parachute et vélo … A cet instant, le film tourne au burlesque (les Anglais et le thé) et (pardon à Jean Devaivre, qui semble-t-il n’a pas vraiment pardonné à Tavernier) la crédibilité du récit en devient plus incertaine.


Et c’est la mise en scène, grâce au montage surtout, qui parvient à donner au film son évidente unité – et son sens : le rythme très nerveux, les longs travellings filés qui accompagnent constamment l’action traduisent ainsi au mieux la nervosité, la tension des deux personnages – qui est assurément celle de l’époque.


Et la mise en abîme du cinéma, s’inscrit parfaitement, et avec modestie, dans ce cadre – avec un hommage à tous les acteurs qui font le film, des techniciens au réalisateur , ce qui justifie donc pleinement le name dropping (d’ailleurs très subtil, puisque seuls apparaissent ceux dont le visage était peu connu, jamais les acteurs, découverts à travers les projections authentiques des films de l’époque, ou de dos comme Michel Simon dans une excellente scène révélant clairement son positionnement face à l’occupant allemand) et témoigne du respect de Tavernier pour le travail accompli, même chez certains qui avaient attiré la vindicte douteuse des résistants (Clouzot, Tourneur à un degré moindre).


Le film est aussi une histoire d’amitié et de fidélité, à travers une certaine conception du cinéma : celle de Tavernier envers Jean Aurenche – Aurenche scénariste très réputé jusqu’aux années 50, puis contesté, critiqué, cloué au pilori par la nouvelle vague, Truffaut en tête, oublié, puis re-né grâce à Tavernier précisément et à plusieurs de ses meilleurs films. L’ironie de Tavernier tient précisément dans le fait que Laissez-passer, par son (ses) thème(s) et par les diverses perspectives ouvertes (dont cette fameuse mise en abîme) n’est pas sans rappeler avec évidence le meilleur film de … Truffaut … le Dernier métro, qui n’aurait sans doute pas déparé dans la filmographie de Jean Aurenche …


Les plus belles images du film, aux superbes couleurs, sont peut-être celles des parcours, des trajets, de nuit souvent, parfois au petit jour, dans la campagne française, en train, en vélo (on laissera de côté l’épisode train/avion/parachute/vélo) ; en vélo surtout, avec un Jacques Gamblin de grand style (il pourrait évoquer, de façon saisissante l’ancien champion Jacques Anquetil), traversant la France profonde, à travers des allers-retours de 400 kilomètres ( !!!), ,dans des paysages magnifiques ...


… Une France qui se situerait quelque part entre deux chansons, celle de Charles Trenet (« Douce France – cher pays de mon enfance – bercée de tendre insouciance … ») et celle de Jean Ferrat (« Qu’elle monte des mines, descende des collines – celle qui chante en moi, la belle, la rebelle ») …


… Et nous voilà revenus au cœur de Laissez-passer.

pphf

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