Si seul, si seulement je pouvais t'aimer

Il y a un aspect du cinéma d’Akira Kurosawa qui me fascine, tant l’homme maîtrise sa technique : le cadre se substitue à bien des égards aux corps de ses personnages. Le mouvement gratuit semble banni, car la caméra ne pourra s’animer que sous le joug du Sens tout puissant. Kurosawa ne montre pas, il témoigne, façonne son récit au miroir de son regard. Le Duel Silencieux ne dérobe en rien à la règle et, bien au contraire, en donne un exemple poignant. Les films avec peu de budgets aux mains de maîtres ont ça de magique qu’ils laissent transparaître l’essence même de leur vision sur leur art.


Mais quelques chiffres avant de poursuivre : neuvième film de Kurosawa, deuxième rencontre avec l’immense Toshirô Mifune et sixième œuvre qui s’inscrit dans les huit films consécutifs traitant de l’après-guerre chez le cinéaste (le tournage des Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre commençant lors des événements de Nagasaki et Hiroshima et renvoyant constamment à la figure de l’Empereur à cacher). Sur ce dernier point, il est intéressant de noter que Kurosawa délaisse pour la première fois la Tōhō au profit de la Daiei Film qui semble signer ici son film fondateur, avant de s’illustrer comme l’un des studios majeurs du Golden Age du cinéma japonais d’après-guerre. Mais pourquoi accorder autant de sens à ce terme d’après-guerre ? Il y a dans l’Histoire, des traumas profondément ancrés dans des lieux, dans la mémoire d’années bien précises et de peuples entiers. Si la lutte contre la lutte elle-même résume tout le cinéma du Sensei, c’est que le Japon et les Japonais resteront à jamais marqués par cet après-guerre. Kurosawa la traitera par nuances et, qu’elles appartiennent au rêve, au courage, à la folie ou à l’inébranlabilité, toutes tissent un lien avec l’espoir en l’Homme, tant qu’il demeure grand.


Ici, la nuance s’explicite dès le titre : le silence. Ainsi appliquée à son personnage principal, Kurosawa dresse un homme seul et solitaire, ce docteur Kyoji Fujisaki qui contracte la syphilis suite à une coupure en pleine opération. Mais le pinceau d’Akira double le sens du mot contamination, infectant tous ses personnages du motif de la solitude, des hommes et des femmes seuls dont seul un demeure solitaire, en raison de son choix. Ainsi le leitmotiv du film se dévoile : montrer et amener à faire ressentir les différents tons de l’isolement, entre incompréhension, peur, colère, mélancolie et tristesse. Kurosawa utilise alors tous les outils que le cinéma met à sa disposition. Le placement des corps chez le cinéaste pourrait être analysé des heures et des heures durant, nous n'en verrions pas le bout. Chaque plan chorégraphie ainsi la solitude à travers un ton ou une note, les lignes de l’hôpital y incarcèrent en coupant métriquement le cadre en deux, trois, quatre, etc., tant le surcadrage ne suffit plus à nuancer le propos. Dès lors, les personnages habitent seuls l’écran, et leur présence simultanée ne témoigne que d’une absence encore plus forte de liens sociaux unificateurs. Chacun porte un fardeau, entre la fin d’un couple, le mutisme de son amour, l’incompréhension d’un père, de la bien-aimée, nos six personnages s’harmonisent autour de leur échec à tisser des liens. Ainsi Kurosawa peint la solitude aux couleurs du mensonge, de la fatalité, de la honte et du chagrin, et toutes appartiennent à l’empire du silence.


De la neige, une fine pluie, voilà ce qu’est Le Duel Silencieux. Dès l’introduction, cette matière graphique à dimension dramatique affirme son poids sur le récit, et plus particulièrement dans cette ouverture et fermeture sur l’année 1944. Entre les barreaux que le cinéaste place à la fois dans une tonalité d’enfermement et d’impossibilité et comme leitmotiv du couple au fur et à mesure que pousse ou fane le rosier au fil des saisons, ces rideaux qui tombent du ciel rejaillissent selon l’action, sans jamais vraiment disparaître. Ils écrasent les personnages, effaçant l’horizon et ses possibilités d’avenir, donnant au film un ton mélancolique et emprisonnant par la même occasion le spectateur au sein de la fiction. De plus, le motif est double : il représente le mouvement essentiel du film, les cieux s’abattent et seuls eux peuvent encore se mouvoir comme bon leur semble. En effet, Akira reste immobile, ne s’avançant ou ne se reculant que peu, afin de moduler la place des personnages par rapport à leur espace, en lien avec la force de leurs actions. Seuls deux panoramiques circulaires semblent échapper à la règle, illustrant tous deux la remise en question de la solitude, dans la rage dans un premier temps, cette colère de ne pas pouvoir aimer, maudit par la maladie, de ne pouvoir être libre de ses mouvements — la caméra se libérant de ses chaînes et effectuant un plan séquence composé de treize plans — ; mais aussi dans un second temps dans une tristesse profonde qui pousse à s’exprimer et à se désinhiber du silence. L’aveu est maître-mot du lexique de l’espoir, relâchant un poids paralysant, celui du temps qui passe.


En effet, une goutte d’eau à la régularité chronométrique contamine la bande sonore lors de la scène de l’opération malencontreuse et détermine ainsi le reste du récit. Cette importance au temps, redoublée par l’utilisation de volets, renvoie directement au précédemment cité après-guerre, cher aux préoccupations de Kurosawa. Tout comme il est question de fatalité, de peur, d’incompréhension, Le Duel Silencieux développe une antithèse à son leitmotiv, celle de l’Humanisme face aux bannis de ce monde. Ces personnages jamais strictement exemplaires, scarifiés d’une cicatrice silencieuse, se battent pourtant contre l’inhumain, car au lendemain de la guerre, le credo qui s’incarne dans toute la filmographie du Maître reste le même : l’espoir. Si la maladie de la terre répond à la maladie du corps, la naissance d’un enfant à la fin du film renvoie aux morts sur le champ de bataille en introduction. Puisque tout fonctionne en couple d’oxymores, Kurosawa exprime les changements psychologiques par la lumière et ses oppositions de clarté et d’obscurité ; ce n’est qu’ainsi que se soigne le Mal.


Autour du motif du bonheur, certains plans se répondent magiquement, s’extirpant des minutes qui les séparent. Mifune ouvre nostalgiquement un album photo d’avant-guerre, une fleur illumine enfin l’hôpital, tandis que de leur côté, des bandages blancs sèchent dans le vent, des bannières blanches privées d’emblèmes, des bannières silencieuses qui soudain prodiguent un sens singulier au titre, des étendards de l’après-guerre. Tout en indiquant la célébration d’un deuil impossible dans son récit — ainsi que par extension chez toute la nation — Kurosawa chasse l’apitoiement et rend à l’Homme banni ses lettres de noblesse : Kikuchiyo dans Les Sept Samouraïs constitue en ce sens l’alter ego du Sensei ; rien ne sert de pleurer la mort d’un samouraï, seul l’espoir en un Homme libre triomphera de ces temps immobiles.

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le 2 oct. 2017

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