Le fils de Saul part de cette fameuse idée de parti pris de mise en scène ; on a presque l'impression que Nemes et ses collaborateurs ont uniquement réfléchi à la représentation de la Shoah qu'ils allaient mettre en œuvre dans une visée de fidélité et de respect vis-à-vis de l'Histoire, au vu du résultat. La mise en scène va ainsi peu évoluer tout au long du film, en s'accrochant au personnage de Saul, le suivant dans ses tâches sur le camp ainsi que dans ses quêtes personnelles.


Saul est un Sonderkommando, de ceux qui savent. Quel rôle plus abominable pouvait être assigné dans les camps de concentration ? Ces hommes savaient ce qui les attendaient, savaient ce qui guettait leurs proches, leur peuple. Pourtant, ils étaient chargés de nettoyer les chambres une fois l’exécution faite et préparer l'endroit pour la suite des événements. On arrive ainsi dans une journée « type » du quotidien de Saul, le film s'ouvrant sur l'exécution d'un groupe. Le fils de Saul nous impose directement cette démarche, la caméra fixée sur Saul et ce qui se passe en hors-champ atteste par le son de l'horreur en cours. Dès lors, on comprend que tout sera perçu du point de vue de Saul et que nous serons enfermés dans ce format carré (1,37:1) pendant l'heure et demi qui va suivre. Tout ou presque va se produire dans le hors-champ qui, par moments, s'avère plus oppressant que le champ lui-même, ceci étant conjugué avec un travail considérable sur l'ambiance sonore. En effet, Le fils de Saul se regarde tout autant qu'il s'écoute. Par ailleurs, on considère un certain travail sur la mise au point avec l'utilisation d'une longue focale, rendant ainsi l'arrière-plan flou tout au long du film. Cela nous pousse à nous questionner continuellement sur l'environnement dans lequel évolue Saul. De ce point de vue, Nemes fait confiance à son spectateur. A l'inverse de films qui voudraient trop en montrer en se faisait parfois taxer de misérabilisme ou autres tares, le réalisateur part du principe que nous savons finalement ce qui entoure Saul, que nous possédons des connaissances suffisantes à ce sujet pour ne pas avoir besoin d'en rajouter, d'en montrer plus (l'imagination est d'ailleurs souvent plus vecteur d'effroi). De surcroît, la prestation de Geza Rohrig, l'interprète de Saul, est exemplaire à ce niveau ; toujours alerte et en mouvement, par son corps ou dans son regard, il nous informe de ce qu'il se passe autour de lui, entre menaces des SS et invitations au dialogue de ses camarades. Tout choix de mise en scène est ainsi conditionné par cette focalisation sur Saul, traduit de son état d'esprit et permet l'immersion du spectateur, difficile à subir mais nécessaire.
Ainsi, le flou est net à sa façon et témoigne d'un grand respect de la part de Nemes, d'une part pour ses spectateurs mais aussi pour l'Histoire. Le fils de Saul est de ce fait difficilement soutenable à certains égards, mais en appelle à des sentiments plus complexes et difficiles à saisir qu'une « simple tristesse » ressortie d'un film tire-larmes jouant sur des effets presque ostentatoires et éthiquement irrecevables.


Dans Le fils de Saul, la symbolique est forte, présente mais peu voire pas démonstrative (pas comme l'utilisation de la couleur dans La liste de Schindler par exemple). Le point de départ de l'histoire réside dans cet enfant qui survit aux chambres à gaz. En tant que sonderkommando, Saul est interloqué de voir un juif survivre aux chambres à gaz (bien qu'il soit tué peu après), qui est à cette époque l'appareil de mort réglé pour tous les condamner. Convaincu que ce dernier est son fils, Saul va s'acharner à lui rendre un digne enterrement selon la tradition juive (toilette, différentes prières et inhumation obligatoire). Au cours du film, on comprend assez rapidement que Saul s'illusionne de voir en ce garçon son fils. En voulant rendre la dignité à ce survivant, il veut honorer tout un peuple en respectant le rituel funéraire juif. Il tente en quelque sorte de laver l'affront subi pendant ces événements. En parallèle de cela, une tentative d'évasion est en préparation, particulièrement dans le baraquement de Saul. Il va être de ce fait occupé sur deux tableaux, ce qui va d'une part maintenir notre intérêt à l'approche de la mise en œuvre du plan mais aussi garantir une double intrique entre lesquelles Saul va continuellement jongler. Seulement, Saul ne tarde pas à choisir l'enfant et s'investir désespérément dans cette cause. C'est encore un choix symbolique fort, qui, en paraissant quelque peu égoïste, entreprend finalement d'honorer une population bien plus large que ses partenaires d'évasion. Deux autres scènes apparaissent comme gorgées de symboles dans Le fils de Saul et revêtent une importance capitale. Elles sont toutes deux construites à contre-courant de l'ensemble du film et c'est ainsi qu'elles deviennent durablement marquantes. La première se situe un peu après la moitié du film, lorsque Saul doit rencontrer Ella, une juive qui lui confie de la poudre nécessaire à la réussite du plan. Cette scène s'étire quelque peu dans le temps, les deux personnages ne se parlant pas et attendant d'être en position de sécurité pour procéder à l'échange. Entre temps, Ella fait preuve d'un geste de tendresse à l'encontre de Saul, le seul du film, qui provoque chez lui un net mouvement de recul. Pour autant, il semble qu'à ce moment donné, Saul oublie pour un moment tout ce qui lui occupe l'esprit au profit d'une absence de pensée salvatrice. La légèreté qui se dégage de cette scène, hors du temps, confère à Saul la même respiration qu'au spectateur. L'autre scène concernée est en fait la dernière du long-métrage, la seule qui verra Saul sourire de tout le film.


Après l'évasion, réussie dans un premier temps, Saul et son équipe se retrouvent dans un abri. A la porte, un enfant s'approche, fixe Saul avant de s'éloigner. Après avoir tenté tout au long du film d'honorer son peuple par l'enterrement traditionnel d'un enfant, Saul en voit un autre semer la mort parmi les siens, cet enfant étant en quelque sorte l'éclaireur des soldats allemands. Cette fin, finalement teintée d'ironie et montrant le malheur de Saul et des siens tout en pointant le manque de discernement de ce dernier, finit de confirmer la sobriété de l'approche de Laszlo Nemes. Il ne dirige en aucun cas le spectateur comme son approche du cadre peut en témoigner, mais le guide tout en le questionnant sur l'honneur, la rédemption ou le collectif ainsi qu'en délivrant sa vision de la Shoah à travers l’œil d'un Sonderkommando (une catégorie de personnes rarement abordée au cinéma).


Tout paraît finalement régi par une logique implacable dans l'approche que met en œuvre Nemes dans sa représentation cinématographique de la Shoah ; témoignant de la frénésie constante emplissant les camps de concentration nazis, s'attachant à suivre un personnage pour parler du tout auquel il est malgré lui intégré, arborant un travail constant sur le son et sur les arrières-plans pour un rendu presque sur-réaliste, le réalisateur hongrois livre une première copie teintée d'un profond respect, une œuvre qui paraît mûrement réfléchie tant elle fait preuve de pudeur dans le traitement formel et d'une rugosité nécessaire dans la narration.

Twombly
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le 4 avr. 2017

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