Machiavélisme au pays du matin calme

*The strangers* (Goksung) est le 3ème film de Na Hong-jin, auparavant réalisateur de *The chaser* et *The murderer*, traitant tous deux d'enquêtes policières teintées de vengeance, dans la tradition du cinéma coréen de ce début de XXIème siècle. Ici, l'enquête policière demeure, mais l'objet cinématographique change radicalement. Signant des films de plus en plus longs à chaque sortie, Na Hong-jin signe ici un métrage qui tutoie les 3h, s'aventurant dans différents genres. Tant catalogué thriller que drame familial ou film d'épouvante, *The strangers* est de fait un film inclassable. Et pour cause, tant le film joue sur des genres éloignés, parfois au sein même de scènes et souvent au service du récit. Il est intéressant de regarder la production sud-coréenne depuis le début du XXIème siècle ; celle-ci oscille majoritairement entre différents genres au sein même de ces films. Des films comme *Old boy* de Park Chan-wook, *Mother* de Bong Joon-ho jouent beaucoup avec  l'humour sur le fond d'une histoire très sombre quand le chef d'oeuvre du dernier nommé, *Memories of murder*, pourrait être considéré comme une comédie si on s'arrêtait sur la première heure du film. Na Jong-hin va s'inscrire dans cette lignée, paraissant même prendre un certain plaisir à jongler entre les genres, en signant le scénario de *The strangers*.
Le film s'ouvre sur une citation de la Bible tirée de l'Evangile selon Luc, comme un signe annonciateur que le film va amener ses personnages à remettre en question leurs croyances. Cette citation aborde en effet la corporalité d'un esprit, en l'occurrence d'un ange. Les dix premières minutes de *The strangers* sont symptomatiques du reste du long métrage ; entre deux plans de début très sereins nous montrant la campagne de Goksung, le lieu de l'action, et une première scène de crime, le malsain s'insère très rapidement dans le récit. Contant une série d'événements étranges dans une bourgade de la campagne coréenne au sein de laquelle un Japonais vient d'arriver, le film va constamment osciller entre deux genres dans un premier temps : le film policier et le film fantastique. Malgré sa longue durée, le film est rythmé à souhait, le récit est haletant et va consister en un basculement progressif de l'enquête classique (même si très vite placée sous le signe de l'étrange) à une domination du fantastique dérivant vers le cinéma d'horreur. Voguant ainsi entre les genres, Na Hong-jin choisit de faire de son film un crescendo permanent, notamment dû à l'amplification constante de la malédiction qui atteint la fille (Hyo-jin) du personnage principal (Jong-goo) en jouant avec les codes de chacun des types de films qu'il traverse. Le réalisateur va par exemple mettre en place une critique de la police sud-coréenne souvent inhérente au cinéma coréen en mettant en scène des agents incompétents qui, par la bêtise de leurs actions, suscitent parfois un sourire dans un film où le visage du spectateur devrait en être dénué. Le film est par ailleurs extrêmement référencé et va s'amuser à réunir cette somme d'éléments connus pour constituer quelque chose de neuf, un renouvellement qui donne lieu à un long métrage protéiforme. Il y a par exemple un travail sur les codes du cinéma d'horreur (américain en particulier) avec une référence évidente à *L'exorciste* de Friedkin, une utilisation de la musique anxiogène voire oppressante (cf. la scène du rituel) et une symbolique forte, en étroit lien avec le genre tels que des corbeaux, des sacrifices de poulet, un chien noir, des effusions de sang abondantes et même un zombie (!). A ce niveau-là, le film contient également un jeu sur la perception des choses avec des scènes ancrées dans le réel qui s'avèrent hallucinées et ce, sans transition. Si le travail de Na Hong-jin consiste à réunir un certain nombre de codes pour en modifier leur représentation, il va également se positionner à l'inverse en éclatant un certain nombre de préconçus cinématographiques. Dans cette fameuse scène impliquant un zombie, l'occurrence de ce type de phénomènes paraît volontairement too much et crée une véritable rupture de ton, propre au cinéma sud-coréen, qui se veut presque humoristique dans son jusqu'au-boutisme. Il y a également un travail qui marque la rétine sur le plan large, une valeur de plan normalement rassurante et dévoilant beaucoup, mais le premier plan est souvent surchargé ce qui maintient les spectateurs sous tension. Ces différents détournements de normes cinématographiques achèvent de rendre opaque *The strangers* comme un film résidant dans un genre précis.
Dans *The strangers*, la frontière entre policier et fantastique est poreuse mais c'est bien ce dernier qui finit par être exacerbé et qui contamine la pellicule par une ambiance poisseuse et un montage virtuose. Le film garde longtemps un pied dans le genre policier grâce à la gestion du personnage de Jong-goo qui, malgré la dimension personnelle que revêtent assez vite les événements qui touchent Goksung, reste dans son rôle de policier et avance de manière méthodique, jusqu'à un basculement émotionnel violent conduit par une folie de plus en plus palpable. Que ce soit en termes de photographie ou de montage, Na Hong-jin a su bien s'entourer en s'associant d'une part avec le monteur de *The host*, *The chaser* et *Memories of murder*, Kim Sun-min, et d'autre part avec le directeur de la photographie de *Snowpiercer*, *Mother* ou encore *Sea fog*, Hong Kyung-pyo. Tout particulièrement, c'est le travail sur le montage alterné de certains scènes qui va entériner le film dans le genre fantastique et même au-delà. Deux scènes parmi d'autres sont révélatrices, d'abord, du montage ultra précis et de grande qualité du film et par ailleurs de la faculté que Na Hong-jin a trouvé, par l'écriture, à jongler entre différentes scènes comme il le fait avec les genres, afin de maintenir une tension et un doute permanent chez le spectateur. La première, c'est cette scène de rituel chamanique qui dure plusieurs minutes et qui implique trois endroits : la cour de Jong-goo où se déroule le rituel, la chambre de Hyo-jin où la petite fille souffre le martyr et la cabane du Japonais où il orchestre un sacrifice de poulets visant à ressusciter le futur zombie. Entièrement musicale, la scène connaît de plus la superposition de deux bandes sons ; elle nous « prend » ainsi obligatoirement en otage, d'une intensité soutenue dans sa conception où la folie est inhérente. Cette scène en montage alterné fait montre d'une maîtrise du temps et d'un travail sur le son tous deux exemplaires. L'autre scène caractéristique du basculement dans le fantastique est aussi construite en montage alterné, ayant pour fonction de maintenir le suspense dans les derniers moments du film et garder permanent le doute du spectateur quant à l'origine de la malédiction. Elle oscille entre trois endroits cette fois encore, l'extérieur de la maison de Jong-goo où ce dernier est avec une femme qu'il soupçonne d'être l'esprit malin qui torture sa fille, cette dernière se trouvant dans la maison ce qui constitue le deuxième lieu impliqué ici, et avec enfin une grotte où s'est réfugié le Japonais, un prêtre rencontré précédemment y venant à sa rencontre pour déterminer sa vraie nature. La transversalité du montage alterné finit de signer l'originalité du projet de Na Hong-jin qui se révèle profondément malsain et qui marque par l'éclatement de la représentation diabolique classique au cinéma, en proposant une approche lente accompagnée d'une révélation soudaine du Diable, frontale dans sa recherche visuelle. Cette scène constitue sans aucun doute le point culminant d'un film qui, non content de voguer entre les genres avec une facilité presque désinvolte, le fait dans le sens du récit, de la tension ainsi que pour aborder un certain nombre de sujets.


 Quoi que je dise ne changera rien, je suis juste un étranger ici,
personne ne veut m'accepter



dit le Japonais au prêtre à la fin du long métrage. L'un des thèmes centraux de The strangers se reflète dans le titre original du film qui correspond au nom du village au sein duquel se déroule l'action ; l'intégration d'un Japonais de fait étranger dans un village refermé sur lui-même en parallèle de l'occurrence de phénomènes paranormaux évoque avec finesse la question de l'immigration et la peur caractéristique de l'inconnu. Dans cette visée, le choix de caster un acteur japonais est cohérent, son physique paraissant différer du reste de la population de la bourgade et ainsi dénoter dans un environnement qui lui est très peu favorable. The strangers traite par ailleurs de religion avec une présence forte de symboles catholiquse et une torsion des croyances assez virulente au fur et à mesure que le film avance. Ces deux thématiques sont d'ailleurs corrélées dans la conclusion du film où Na Hong-jin met en place une métaphore sciemment excessive entre la figure du Diable et celle de l'étranger, sûrement afin d'alerter sur l'enfermement dommageable des populations de la campagne sud-coréenne et peut-être de la population sud-coréenne dans son intégralité.


Excessif, voilà un terme qui pourrait qualifier l'expérience cinématographique qu'est *The strangers*, l'uppercut formel qu'il constitue. Caractéristique d'un cinéma coréen qui se distingue par sa faculté à figurer sur différents tableaux, l’œuvre de Na Jong-hin puisse une somme de codes, d'influences dans un certain nombre de genres afin de passer au-dessus d'eux, de trouver une équation certes chargée mais déployant toute sa puissance en étendant le territoire des possibles, prenant le choix de ne pas s'enfermer dans une case pour exprimer un meltingpot d'émotions et de sensations. The strangers, en repoussant les limites entre les genres, se révèle d'une puissance symbolique dévastatrice écartant d'autres limites, celles de la raison.

(Un élément extérieur au film permet de constater l'opacité de The strangers en termes de classification par genre. Quand l'affiche sud-coréenne se contente simplement de présenter Jong-goo dans une position inconfortable, désabusé et sous une pluie torrentielle, l'affiche américaine, elle, dévoile l'élément central de l'intrigue en faisant figurer la figure du Diable. Le film paraît ainsi être vendu comme un film foncièrement horrifique. Cela permet de questionner la notion de genres qui, si elle a pu être cohérente à une époque aussi cloisonnée en termes de cinéma que les années 1970 par exemple, peut aujourd'hui apparaître comme un simple argument de vente, un facilitateur d'appréhension des objets filmiques pour le spectateur qui se retrouve à penser par cette classification, en oubliant l'unicité caractéristique d'un long métrage de cinéma.
Affiche sud-coréenne/européenne : http://fr.web.img6.acsta.net/pictures/16/05/03/10/18/265733.jpg
Affiche US : https://i.pinimg.com/736x/b9/97/3e/b9973e38d92faa59c0901bad343a01e8--quad-movie-posters.jpg)


Critique écrite dans le cadre d'un dossier sur la transversalité des genres dans le cinéma actuel

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le 8 avr. 2018

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