Lançons nous dans ce gouffre interprétatif qu'est Under The Skin. A ceux n'ayant pas vu le film et qui passeraient par hasard ici, je vous conseille de passer votre chemin car je vais avoir besoin de spoiler à tort et à travers afin d'expliciter tout ce que le film m'a évoqué.


D'abord, j'ai revu une seconde fois le film avant d'écrire cette critique ; l'ayant découvert il y a plus ou moins quatre ans, je n'avais pas forcément apprécié car je l'avais sûrement regardé au premier degré, essayant de comprendre toutes les significations cachées du long-métrage sans me laisser aller à la contemplation et sans être pris dans ses interstices qui sont assez vertigineuses.


Dès l'introduction du film qui perturbe d'emblée, on comprend que le personnage interprété par Scarlett Johansson (que j'appellerai désormais par son prénom parce que c'est ma pote) n'est pas terrienne. On ne saura jamais d'où elle vient ni en quoi consiste réellement sa mission sur Terre mais tout laisse à penser qu'elle est une entité pour le moins malveillante. Tout le film est une déambulation (souvent nocturne) où Scarlett parcourt les terres écossaises en quête d'âmes et d'hommes solitaires afin de se repaître d'eux (au propre comme au figuré). En effet, elle les attire dans son antre grâce à l'appel charnel qu'elle inspire en eux et certains plans, assez terrifiants, laissent à penser qu'ils sont sa nourriture (notamment ce torrent de chair se déversant dans un conduit). On pourrait voir dans chacune de ses prises une répétition qui ne modifie pas le cours des choses mais à chaque nouvel homme, le personnage de Scarlett semble évoluer de manière assez diffuse, comme si elle ordonnait sa mission de manière stricte dans un premier temps puis menait une réflexion de plus en plus profonde quant à sa nature tout au long du film. En effet, le fait de côtoyer l'humanité la rend elle-même toujours plus humaine, ce à quoi le personnage du motard veille tout au long du film, tout d'abord en effaçant les preuves de ses méfaits, mais aussi et surtout en exerçant une sorte de pression sur elle (cette scène où il lui tourne autour dans l'obscurité en observant notamment ses yeux est en ce sens assez signifiante).


Tous les événements du récit vont dans ce sens. Il y a notamment ces occurrences où le personnage de Scarlett scrute son reflet de plus en plus intensément, semblant essayer de saisir ce qui attirent les hommes qu'elle attrape chez elle mais aussi ce qui la rattache de manière de plus en plus étroite à une forme d'humanité. Tout au long du film, elle développe en fait des sentiments et des émotions qui semblent de plus en plus l'éloigner de ses origines ainsi que du but premier de sa venue sur Terre. Un exemple de cette évolution peut résider dans la comparaison entre deux scènes ; celle où elle tente de séduire un nageur tchèque qui se voit appeler à la rescousse d'un couple dont le chien est emporté par les flots avec la scène (qui fait office de pivot dans le récit) et la scène avec le personnage atteint de neurofibromatose (une maladie déformante du visage). Dans la première, alors même que le nageur échoue à sauver ce couple (qui laisse d'ailleurs un bébé alors orphelin sur la plage) et manque lui-même de se noyer, le personnage de Scarlett l'assomme froidement et son acolyte viendra récupérer ses affaires de manière tout aussi glaciale dans une scène oscillant entre effroi et stupeur où il laisse le bébé aller à une mort certaine. Dans l'autre scène, elle aborde sans jugement ce personnage qui fait preuve d'une extrême timidité car sujet à de nombreuses brimades du fait de sa maladie et d'une société actuelle très peu sujette à supporter la différence. Elle, qui n'a qu'un temps d'observation restreint de l'humanité à l'esprit, le prend pour ce qu'il est au fond, un homme comme un autre et ce sera le premier qu'elle épargnera après avoir, semble-t-il, saisi que cet homme avait déjà assez subi de choses pour ne pas "mériter" d'être une de ses victimes. En plus de délivrer un message de tolérance assez sublime (cet insert sur les mains de cet homme se pinçant pour vérifier qu'il ne rêve pas est lourd de sens), toute cette séquence permet de saisir le cheminement interne du personnage de Scarlett jusqu'au point de non-retour, comme si elle accédait à une sensibilité qui lui était auparavant étrangère (cet homme est d'ailleurs le premier personnage qu'elle intercepte qui ne fait pas preuve d'une confiance monstre et d'une pulsion sexuelle le dépassant).


Dès lors, elle va essayer d'opérer un processus d'imitation de la race humaine afin d'y accéder elle-même. Cela est malheureusement pour elle impossible et Glazer va nous le figurer de manière explicite : elle ne peut pas manger de nourriture normale et ne peut pas avoir de rapports sexuels qui se passeraient comme pour le commun des mortels. L'envie est présente mais elle n'est tout simplement pas pourvue des attributs prévus à cet effet. Ce désir d'identification et d'insertion dans l'humanité va d'ailleurs finir par la mener à sa perte ; en faisant confiance à ce garde forestier tout en essayant d'échapper à son poursuivant et ancien acolyte essayant de la ramener dans "le droit chemin", elle va elle-même s'exposer à la solitude de cet homme qui, comme la majorité des personnages masculins du film, n'a qu'une idée en tête : coucher avec elle, et peu importe que cela soit consenti ou non. La boucle est bouclée en un sens : la prédatrice est devenue proie, fragile comme tous les autres êtres humains. Un dernier mot sur cette scène dans laquelle on peut voir de nombreuses choses et, en l'occurrence, j'y ai perçu une métaphore du viol par le déchirement littéral du personnage de Scarlett. Cela renvoie à l'idée selon laquelle une victime d'agression sexuelle est détruite et touchée de manière durable, non seulement dans son esprit mais dans son corps et dont on ôterait l'appartenance, on la priverait d'une partie d'elle-même en commettant ce genre de méfait. Selon cette vision, cette scène est aussi magnifique sur la forme (et je pense ici aux effets visuels du personnage de Scarlett, sous son enveloppe humaine) que terrifiante sur le fond.


Ainsi, ce film a inspiré pour ma part quelque chose de lumineux qui est pourtant porté par une obscurité presque contagieuse (seules certaines scènes sont dans le fond comme dans la forme pétries de lumière). J'y vois une certaine forme de dénonciation de la perte de sensibilité propre à notre époque contemporaine, d'où la nécessité d'aimer afin de parer à ce marasme ambiant. Comme si l'amour était le seul et l'ultime rempart de nos vies communes, celui qui maintient et fonde finalement ce que nous sommes.


*j'ai appelé cette critique ainsi car la boîte responsable des effets visuels du film, donc à l'origine en partie de la splendeur visuelle de tous les instants du film, s'appelle one of us, ce qui est dans ce cas précis vraiment signifiant.

Twombly
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le 5 mai 2020

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Twombly

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