Il faut bien reconnaître qu'il est sacrément malin et surtout très habile ce Max Ophüls pour aborder les thèmes les plus sérieux avec une vraie légèreté apparente ; adepte d'un cinéma champagne où chaque bulle viendrait éveiller aussi bien nos sens que notre intellect, ivresse de l'image, vertige de l'imaginaire et sensation de plaisir. Le plaisir, justement, est l'un de ses thèmes favoris et il en parle ici en le mettant en constante opposition avec le bonheur ; démarche bien utile car il est vrai que nous avons souvent tendance à mélanger les deux : cherchant l'un en espérant y trouver les qualités de l'autre. L'ami Max nous rappelle donc que le bonheur est avant tout un état, un idéal pour le moins contraignant qui ne rend pas forcément heureux. Le bonheur n'est pas gai nous dit-il ! La jouissance si, elle procure du plaisir en l'instant, éphémère, transitoire.
C'est le drame de nos vies que décide de conter le cinéaste en adaptant trois nouvelles de Maupassant avec un souffle et une forme qui n'est pas sans rappeler son précédent film, "La Ronde". On retrouve ainsi cette même mélancolie et ce même cynisme qui deviennent sa marque de fabrique, comme la forme de son œuvre qui épouse celle de la ronde (de la vie, des sentiments). Ainsi les trois sketches sont disposés de manière circulaire ; le premier et le dernier (les plus courts) répondant en quelque sorte à la partie centrale, "La Maison Tellier", le cœur du film. Il faut donc tout le savoir-faire d'Ophüls pour intégrer aussi harmonieusement au récit ces trois parties. C'est souvent le problème des films à sketches, ceux-ci sont souvent de qualité et d'importance inégales donnant l'impression d'un film bancal et d'une linéarité mal maîtrisée. Ici, la narration conserve sa fluidité et on perçoit très bien le fil conducteur du récit. De toute façon la mise en scène est limpide et les enchaînements se font merveilleusement bien avec la voix chaude de Jean Servais incarnant de la sorte Maupassant. Ce qui m'a un peu gêné, c'est la différence d'importance des trois parties, "La Maison Tellier" semblant faire de l'ombre aux deux autres séquences, et puis le dernier morceau nous laisse sur une impression de désenchantement, amenant la fameuse conclusion, qui tranche avec le peps et la malice des parties précédentes. "Le Masque" est doté d'une belle frénésie, l'épisode de "La Maison Tellier" est parsemé d'ironie et d'espièglerie (avec ces notables qui se trouvèrent fort dépourvus, le samedi soir venue, en trouvant la porte de la maison close, close ! Sans parler du personnage de Gabin qui tente tant bien que mal de se rapprocher de la belle Rosa, "celle qui ne cesse de boire que pour chanter, et de chanter que pour boire" !). Le dernier épisode m'a laissé sur une impression un peu étrange, comme un arrière de goût de fadeur, malgré la présence de Simone Simon. Et puis il y a Daniel Gélin, je reconnais ne pas être très fan du monsieur et de son regard de chien triste. Voilà quelques chipotages pour dire que le final m'a moins enthousiasmé que le reste, mais qu'importe.
Le plus remarquable, et le plus appréciable, étant la symphonie mise en images par Ophüls, cette mise en scène circulaire, parfaite, faite de travellings dantesques et d'arabesques majestueuses. Ici, rien n'est laissé au hasard et la forme est mise au service du récit, magnifiant au mieux le texte du grand Maupassant. Ainsi la course éperdue aux plaisirs fugaces est montrée dans toute sa frénésie et sa jovialité par de grands travellings secondés par une musique entraînante ; on suit ainsi le personnage du Masque entrant dans le Palais de la Danse, traversant avec empressement le dédale des couloirs pour se jeter fébrilement au milieu de la foule. Vite, vite, la danse n'attend pas ! Le plaisir non plus ! De la même manière la caméra, prise d'une légèreté singulière, tourne autour de la fameuse maison des plaisirs, nous montrant les différents étages de l'extérieur mais ne sachant visiblement pas comment entrer dans le fameux salon jupiter.
Par contre Ophüls sait casser le rythme de son film, avec le passage de la communion, nous faisant ressentir l'extase, l'émerveillement, le bonheur qui s'empare de ces filles (de joie) devant les représentations de la pureté que sont la jeune fille et ces magnifiques paysages de la campagne normande. Le cinéaste nous laisse respirer, apprécier l'instant, nous faisant ressentir la plus pure émotion (lors de la cérémonie), la beauté parfaite d'une journée du mois de mai, ensoleillée et fleurie. C'est ainsi avec délectation qu'il filme le retour de ces dames "at home", garnissant le lieu du plaisir des vestiges du bonheur.
Le Plaisir est l'une des pièces d'orfèvre du maître Ophüls, un modèle de mise en scène alliant superbement le grave avec le léger, la douce mélancolie avec l'ironie mordante, faisant passer le spectateur par tous les états, joyeux ou triste ; c'est une leçon de cinéma pour notre plus grand plaisir.