Vu au Nippon Connection Festival de Francfort.

Le Pousse-Pousse est en soi un drame pour le cinéma japonais. D'une modernité et d'une audace assez dingue pour 1943, il subit une censure féroce des autorités japonaises (puis de l'occupant américain quelques années plus tard) qui coupent le film d'environ 20%. Le réalisateur, Hiroshi Inagaki, réalisera un remake de son propre film en 1958, film pour lequel il recevra le Lion d'Or à Venise, comme une revanche sur l'histoire. Et il faudra attendre 2020 pour que la première version soit restaurée, sous l'insistance de Japonais, tellement ce film, méconnu dans nos contrées, a marqué leurs esprits. Sans oublier le tragique destin de l'actrice principale, Keiko Sonoi, victime de la bombe à Hiroshima en 1945 alors qu'elle était de passage dans la ville avec sa troupe de théâtre.

Le scénario est somme toute assez simple. Au début du XXe siècle, un conducteur de pousse-pousse, au caractère brutal et extravagant, se prend d'affection pour un enfant de bonne famille. Devenant en quelque sorte son père d'adoption, il devient à son contact plus doux et joyeux, et le temps passant, l'enfant grandissant, il devient plus nostalgique. Initialement, une histoire d'amour à sens unique entre la mère de l'enfant et lui était prévue, mais elle a été totalement effacée par la censure. La modernité du film tient déjà dans ce scénario. En 1943, alors que l'heure est à la guerre sans limite et au don de soi à l'empire, le film dépeint finalement une histoire douce, remplie de bons sentiments, centrée sur les individus et leurs désirs. Alors qu'on aurait pu penser que l'enfant, timoré, allait prendre exemple sur son père d'adoption et devenir une force de la nature, c'est presque l'inverse qui se produit. Le deuxième aspect moderne, c'est le rythme narratif. Les flashbacks sont nombreux, les ellipses fréquentes, le tout sans aucune coupure franche. Les aspects tragiques (la mort du père biologique, le départ du fils pour ses études) et les scènes comiques (le 500 mètres, le client qui attend son chauffeur) s'enchaînent le plus naturellement du monde. Il en ressort un flux narratif doux lui aussi, comme un flux de vie qui poursuit tranquillement son cours. Aspect renforcé par les nombreux plans d'une roue d'un pousse-pousse, qui semble rouler à l'infini. Et il faut enfin parler de la technique cinématographique : les plans sont réfléchis au millimètre près, les scènes cardinales bien mises en valeur (le tambour fou, le combat dans le théâtre), jusqu'à la scène finale, métaphore de la fin de vie du conducteur de pousse-pousse, où plusieurs bandes cinématographiques sont juxtaposées pour un rendu détonnant pour l'époque. A bien des aspects, le film a inspiré les cinéastes de l'immédiat après-guerre au Japon, et je suis certain qu'Akira Kurosawa ou même Yasujiro Ozu l'ont visionné plusieurs fois.

Parmi les défauts, outre l'aspect court et incomplet du film victime d'une censure cruelle, on notera un style haché au début, au moins pour les yeux d'un Occidental. La rencontre avec l'enfant se fait après 30 minutes de film, ce qui précède n'est qu'une succession de scénettes sans rapport évident entre elles et censées montrer le caractère brutal du conducteur de pousse-pousse. A priori, ça n'a pas empêché le film d'être un succès monumental au Japon - il faut dire que peu de films sortaient dans les salles en 1943...

L'acteur principal est Bantsuma, acteur célébrissime au Japon. Il a joué dans de nombreux films muets, mais le passage au parlant fut compliqué, le public trouvant sa voix trop aigüe comparée à sa carrure. Et c'est le Pousse-pousse qui lui permit de véritablement entrer dans l'ère du parlant. Dès le début du visionnage, je me suis dit que le rôle aurait été parfait pour Toshiro Mifune : un gars bourru, gueulant comme pas possible, avec un cœur gros comme ça. Sans aucune modestie, c'était bien vu : j'ai découvert que c'était bien lui qui campait le rôle dans le remake de 1958, que j'ai donc bien envie de découvrir !

Samji
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le 31 mai 2025

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