Comme toujours, chez Michael Cimino, le présent n’a pas d’avenir, car comme il le disait lui-même : « Faire des films, c’est inventer une nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé ». Dès son premier film, le cinéaste inventait des mirages, et c’est typiquement le cas, avec Salvatore Giuliano, dont il raconte le récit à partir du roman de Mario Puzo. Le Giuliano de Cimino est un utopiste ardent, qui voudrait, naïvement, faire de la Sicile un État américain, car il croit à la liberté du pays de l’oncle Sam, élément qui lui est interdit dans sa Sicile sauvage, dont il voudrait également donner des terres aux paysans, qui eux-mêmes n’en veulent pas, car ils souhaitent seulement du pain pour se nourrir. L'auteur fait du personnage un homme de foi qui croit en une chimère, un être beau et fier, un romantique qui n’hésite pas de façon fougueuse à faire manifester ses convictions et ses valeurs en actes.
Au contraire de l’hermétisme distant, indéchiffrable et nébuleux du film de Francesco Rosi, le réalisateur américain en réalise son versant solaire. Ici, il met en scène une fresque flamboyante, à la fois violente et tourmentée, qui se traduit par une emphase virevoltante et des envolées lyriques dont la musique accentue toute la grâce éblouissante de la fresque. À cela se rajoutent les tableaux à la colorimétrie lumineuse, complètement romantique et fantasmée, de la Sicile, qui reflète l’état d’esprit plein de gloire et d’idéal de son protagoniste, fuyant sans cesse la stagnation comme la caméra de l’auteur se trouvant dans un mouvement euphorique. Le cinéaste embrasse ainsi avec passion le côté légendaire et mythologique de cet homme qui ne cessait lui-même de travailler son image de Robin des Bois et aussi de travailler l’empreinte qu’il laisserait dans l’histoire. On peut voir en Giuliano une identification de la carrière de Cimino : un homme qui n’a jamais quitté les rêves de l’enfance et du passé, se rêvant comme un être de pureté et ne pouvant briller que par le sacrifice ultime, car déterminé à mourir en fanfare et dans la célébrité. Cimino s’est vu au sommet, tel un Alexandre qui a écrit son nom en lettres de feu dans le ciel, mais s’est brûlé les ailes dans une chute inéluctable, à l’instar de Giuliano en Icare, qui pendant un court instant éphémère a ébloui le monde avant de mourir.
C’est pourquoi l’œuvre arpente le chemin similaire de Cimino/Giuliano : une montée en puissance sur le toit du monde et un mouvement glissant, à la fois incandescent et vertigineux, vers une pente inconsolable. Ainsi, l’auteur s’identifie à l’immaturité de Giuliano, et par cela, on peut mieux comprendre le choix de Christophe Lambert dans le rôle principal, car ce dernier sortait du rôle de Tarzan, personnage emblématique du rapport à l’enfance et exaltant la pureté. C’est ce qu’incarne le Giuliano ciminien, un bandit assassin certes, mais qui réalise ses actes avec une innocence déconcertante, car il veut montrer avant tout de quoi il est capable et parce qu’il doit construire sa légende, notamment au sein d’un système complexe. Lui qui pensait pouvoir renverser la triple Alliance : l’Église, l’Aristocratie et la Mafia, en incarnant mieux ce qu’ils étaient eux-mêmes, c’est-à-dire un meilleur gangster, un homme plus proche du peuple et un plus grand chevalier.
De ce fait, Giuliano est un soleil, car tous les personnages, qu’importe leur caste ou leur camp, gravitent autour de lui, pleins de désir, d’envie et de jalousie. Cimino pensait également pouvoir renverser les lois du système hollywoodien, sortir de ce cadre influent, tel un anarchiste symbolique qui avait des choses à régler avec ceux qui font et défont les carrières, prêt à planter le drapeau « cinéma » au sommet de la montagne d’Hollywood. On voulait cantonner Giuliano à un communiste, mais comme le dit Don Masino, c’est « un homme amoureux ». En cela se trouve l’essence du style de Cimino, qui ne se résume pas à une idée politique, mais d’abord à un cinéma de rêve « entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’on voudrait qu’il soit » (Jean-Baptiste Thoret). Alors, on pourra relever les défauts qui ne font pas du film un chef-d’œuvre, comme cette façon trop expéditive et elliptique d’avancer dans le récit, puis par le jeu approximatif de Lambert et d’autres comédiens, mais Le Sicilien s’inscrit en continuité dans la sublime trajectoire tragique de son auteur.