août 2012:

Jean-Pierre Mocky est un mystère. Cela fait plus de 20 ans que je loue son œuvre sans parvenir à savoir pourquoi, ni à formuler un début de commencement d'argument en faveur d'une éventuelle explication. Ce cinéma de funambule danse dangereusement sur un fil ténu entre le précipice du grotesque et l'abîme du malhabile. Peut-être que la question qui me taraude le plus l'esprit à son sujet est celle de savoir si tout ce qu'il produit bon an mal an est créé en toute connaissance de cause, en toute conscience ou est le fruit d'un heureux hasard. J'avoue que j'ai du mal à croire à la dernière option mais qu'elle me tente irrésistiblement, car sa filmographie livre un pavet à la fois énorme et difforme. C'est bien entendu cette difformité qui me harcèle l'esprit. D'où vient cette hétérogénéité?

Mais comme je n'aurai pas de réponse avant longtemps mieux vaut profiter de ses œuvres réussies. En attendant, ces "compagnons de la marguerite" font partie de ses ouvrages bien pensés, bien ficelés, exposés au regard amoureux d'un public, prêt à voir un spectacle délicat, tendre et rieur, non dénué de cette espèce d'esprit ricaneur qu'ont les gamins sur le point de faire une farce.

C'est une comédie plutôt domestique. J'entends par là qu'on a connu la verve de Mocky beaucoup plus féroce. Ici, rien de bien méchant. On pourrait sans doute conseiller ce film à qui n'a jamais vu de films du cinéaste pour qu'il se laisse apprivoisé en douceur par ce style inimité, fait de bons mots plus ou moins drôles, de comédiens complètement libres, de direction assistée un peu rigide en apparence, de troublantes poses, de caméra fixée comme à la hâte, de cette effervescence si caractéristique qui fait songer à l'improvisation du vidéaste amateur.

Mais comment fait-il pour retomber toujours sur ses pattes, cet animal? Car sur ces compagnons, comme sur beaucoup de ses films, il se dégage une poésie incroyable, une caresse, un velouté, comme si ses films racontaient une réalité par le biais d'un conte de fées. Ses films marchent dans les nuages, chatouillent la lune. C'est sans doute ce semblant d'artifice, cet aspect un poil factice qui orientent ses films vers une voie un peu parallèle.

Pourtant Mocky part d'un principe. Toujours. Ici, les compagnons de la marguerite interrogent l'essence même du couple. Nous sommes en 1967 et dans la France gaullienne, l'idée du mariage indéboulonnable est encore ancrée dans la vieille pierre comme le béton moderne. De façon amusante et décontractée, Matouzec, dit 'Matou' (Claude Rich) et ses co-religionnaires promulguent un autre système que le divorce pour résoudre les problèmes d'entente conjugale. Il ne s'agit pas encore des problèmes sexuels au sein du couple qui seront abordés dans "L'étalon". Ici, seuls les atomes crochus, les arcanes de l'amour sont au cœur des enjeux.

Mais la question de l'échange est encore sujet tabou, dont la tradition exige le maintien absolu, d'où ce service de police des mœurs , encore plus vieilli dans sa terminologie des "Us et coutumes". Cette bataille entre libertaires et forces de l'ordre moral est donc l'épicentre de tensions qui font le lit d'un récit mouvementé, drôlissime, provocateur, grâce à cette musique de Gérard Calvi, guillerette, mais laissant traîner des tonalités mélancoliques, grâce également à des acteurs formidables comme Michel Serrault ou Francis Blanche au sommet de leur art comique, grâce à une série de rebondissements invraisemblables, plus proches du conte pour enfants.

Tiens, en voilà une raison qui revient souvent à l'heure de faire les comptes sur le style de Mocky : l'enfantillage avec lequel il dépeint des situations hautement adultes rend son cinéma angélique, aérien, presque lunaire. Claude Rich avec son air rêveur a le physique de l'emploi, une voix un peu cassée mais chantante pour incarner ce Pierrot la lune, ce petit poucet égaré dans une forêt de bruits, ce petit chaperon rouge face au méchant Leloup (Francis Blanche).

Un conte de fées moral et comique, voilà le pari impossible qu'a tenu Jean-Pierre Mocky à l'aube de 68. Réussi.
Alligator
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le 20 avr. 2013

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Alligator

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