Vu en avant première au cinéma Lumière Terreau dans le cadre de la sélection de films présentés au festival de Cannes 2025. Sortie salle en France : septembre 2025.
"Sound of falling " est un film qui va vous demander un effort, un film dont l'apparente austérité, son formalisme de cinéma d'auteur qui refuse la moindre concession faite au léger et au jovial, un film qui joue le temps long, qui travaille son aridité, qui porte son envie d'être exigeant tant avec lui qu'avec ses spectateurs. Pourtant je ne peux que vous conseiller ce film, tant la récompense faite à qui aura surmonté les épreuves qu'il dresse entre lui et son public est gratifiante. N'allez pas le voir si vous êtes fatigués ou énervés après une journée compliquée, réservez lui un moment privilégié, un moment où vous êtes dans les meilleures dispositions pour vous laisser happer par le récit et son dispositif narratif. Cela me semble une évidence, mais si vous le découvrez chez vous et pas en salle et quelque soit la raison de ce choix, faites l'effort de vous isoler de tout ce qui pourrait vous distraire. J'ai presque envie de vous inviter à suggérer à votre compagne, votre mari, votre sex-friend, votre colocataire impudique, qu'il ou elle s'organise une petite sortie de son côté. Ce film l'exige. C'est comme un film de Bela Tarr, on choisit un autre moment que le vendredi soir, épuisé et agacé de notre semaine, avec les membres du foyer qui vivent bruyamment, chacun fixé sur son écran à scroller tous les shorts abrutissants, tout en se demandant qui va sortir le chien et si on doit vraiment aller faire les courses demain, pour s'y confronter.
En disant cela, je peux laisser à penser que c'est un film pour intellectuels que pour l'apprécier il faudrait un bagage cognitif particulier. Il n'en est rien, c'est un film exigeant mais pas élitiste. Ce n'est pas une œuvre qui convoque des codes ou des savoirs culturels particuliers, sa narration sur différentes temporalités qui s'entrecroisent n'a rien de particulièrement compliquée, ses enjeux ne sont pas définis par une forme d'imperméabilité à la subjectivité. Même son développement par l'entremise d'une voix off obéit à un choix pensé comme éventuellement audacieux, mais en aucun cas comme un outil pour créer une ségrégation d'ordre hiérarchique entre le spectateur conquis par l'ensemble et celui resté en dehors. Ne laissez d'ailleurs personne vous dire que si vous n'avez pas aimé un film, surtout un film comme celui-ci, c'est parce que vous n'auriez pas les outils et l'intelligence pour. Non seulement il n'y a rien de plus prétentieux, mais aussi de plus inexact. La forme de ce film est je crois très littéraire et très accessible, dès lors qu'on a passé les quelques points de son apparente austérité.
Mais alors de quoi parle t'il ? Pour une fois le synopsis suffit amplement pour répondre à cette question. Sur quatre périodes qui courent sur un siècle, dans ce lieu unique qui est cette vieille bâtisse rurale érigée en ex Allemagne de l'Est, les destins de ses habitants articulés autour des femmes. Le témoin de ces vies prend forme dans la voix off déjà mentionnée qui pour moi est incarnée par cette maison, le film donne la parole à cette entité immobile, comme si la réalisatrice Mascha Schilinski, recueillait son témoignage par définition externe et neutre. Si les murs pouvaient parler que diraient ils des événements qu'ils ont abrités ? Que retiendraient ils des drames ou des bonheurs vécus en leurs seins par tous ces êtres vivants qui s'y sont succédés ? Quels communs ou quels fatalismes créeraient les liens qui unissent ces vies promises au trépas ? La mort hante le film comme elle hante la vie, soulignant sans précaution notre impermanence et si l'histoire semble se répéter à travers les époques, n'est ce pas justement l'expression de cette vérité à laquelle nul ne peut se soustraire ? Toutes ces questions font du film un terrain réflectif passionnant qui permet une pensée philosophique inspirée de la pensée nietzschéenne, la conclusion bien que guère encline à un optimisme débordant n'en est pourtant pas exempte d'espoir.
Beaucoup de retours post cannois insistent sur une dénonciation d'une misogynie latente qui traverse les époques, on peut effectivement analyser le propos sous cet aspect, mais je ne le crois ni central, ni essentiel. Si le fait de centrer le discours autour principalement des figures féminines qui vivent ou ont vécu en ces lieux conduit effectivement à constater la réalité de cette oppression, il ne faut pas oublier les autres formes d'oppressions qui sont mentionnées. L'oppression des corps, usés, fatigués par le labeur, l'oppression du rang social dans cet endroit de survie ardue, l'oppression du genre quand l'un des hommes n'est plus considéré comme un élément utile et productif de la société en raison d'un handicap qui lui interdit l'accès aux armes et au service militaire pour sa patrie. Toutes ces entraves sont certes exacerbées quant à la gente féminine mais restent oppressantes pour tous et c'est sans compter sur le contexte du lieu, l'Allemagne de l'Est entre les époques prussiennes et la chute du mur de Berlin.
D'un point de vue esthétique c'est sublime, la photographie est stupéfiante, les cadres sont épatants, chaque image tient de l'art pictural, la mise en scène m'a ébloui et il vous faudra porter une attention particulière à l'habillage sonore, le travail qui a été fait dessus est proprement admirable.
Un film que j'irai revoir en salle sitôt sur nos écrans, car je suis persuadé qu'il recèle encore bien des éléments tant formels que d'analyses qui m'ont échappés. Une séance d'où je suis sorti groggy par la force de la proposition, son radicalisme assumé, son application à refuser au spectateur la facilité d'un film qu'on regarde de façon distraite, son indiscutable beauté plastique, la gratification comme cadeau offert à qui aura su s'y abandonner et si comparaison n'est pas raison, j'ai toutefois envie de le définir comme l'improbable rencontre entre "Le Cheval de Turin " du déjà évoqué Bela Tarr et le "Virgin Suicides " de Sofia Coppola.