Pour les spécialistes de Victor Hugo aussi bien que pour les historiens du cinéma, la meilleure version jamais tournée des Misérables est celle de Raymond Bernard (1891-1977) sortie en salle en 1934, avec le colossal Harry Baur dans le rôle de Jean Valjean, le forçat réprouvé devenu bienfaiteur, et le non moins immense Charles Vanel dans celui de Javert, l’implacable policier aveuglé par son obsession de l’ordre et de la justice. Des interprétations inoubliables, tout comme celles de Charles Dullin et Marguerite Moreno (des Thénardier abominables à souhait). Raymond Bernard, qui venait de connaître un grand succès avec Les Croix de bois, vibrant réquisitoire pacifiste d’après le roman de Roland Dorgelès, obtint des moyens financiers très importants pour réaliser un film en trois parties distinctes, soit un total de près de cinq heures de projection. Tourné dans des immenses décors construits spécialement dans le Midi de la France, cette adaptation luxueuse n’avait rien à envier aux superproductions américaines.
Et à découvrir le film aujourd’hui on est bluffé par la modernité de la mise en scène de Bernard, à l’aise aussi bien dans les passages intimistes que dans les séquences de foule qui constituent l’essentiel de la troisième partie. Après quelques minutes d’adaptation au noir et blanc et au format presque carré de l’image, on est littéralement happé par ce film hors normes comme on pourrait l’être aujourd’hui par une série télé. Avec son scénariste André Lang, Raymond Bernard a épuré le roman de Hugo de ses très nombreuses digressions philosophiques pour se concentrer exclusivement sur l’intrigue: de l’action, rien que de l’action, ce qui n’empêche pas chaque personnage d’être caractérisé avec subtilité. Toutes les grandes scènes du livre sont présentes et traitées avec une remarquable invention formelle: le vol des chandeliers de Monseigneur Myriel, la mort de Fantine, la vie misérable de Cosette chez les Thénardier, les émeutes parisiennes de 1832 et les exploits de Gavroche, la fuite dans les égouts de Paris, la rencontre finale entre Valjean et Javert, autant d’épisodes intensément dramatiques soutenus par une musique signée Arthur Honegger.