Les Moissons du ciel - quel titre ! - est le long métrage qui pose les jalons de la carrière de Terrence Malick. Non seulement il lui apportera la reconnaissance - prix de la mise en scène à Cannes -, mais plus encore il met en avant les obsessions du réalisateur, au rang desquelles le transcendalisme, nom d'un célèbre mouvement littéraire américain mêlant mysticisme et nature même si la nature chez Malick est aussi belle que cruelle, le rapport à la religion, à l'enfance, et une large part de contemplation, quitte à faire de l'intrigue quelque chose de secondaire.


Le film est très court pour un Malick, mais en même temps prend son temps. Le réalisateur filme avec un grain orangé, poussiéreux, crépusculaire, apocalyptique, la nature, les champs du Texas, l'ombre des ouvriers agricoles. Cela a deux conséquences : une photographie somptueuse, déjà, annonciatrice de ce qu'il fera par la suite, mais aussi de détricoter le scénario, assez flou et presque survolé. L'histoire d'amour, un triangle amoureux tiré plus ou moins de Roméo et Juliette est presque secondaire alors qu'il intéresse puisque le trio d'acteurs, notamment Richard Gere, est particulièrement bon. Il en résulte ce sentiment que l'intrigue n'est presque qu'un prétexte. Déjà Malick est plus intéressé par le rapport entre les hommes et la nature que les rapports entre les hommes eux-mêmes.


On ne peut éluder bien entendu la dimension religieuse, mystique ou panthéiste du film : c'est une tradition américaine, entre le christianisme européen, le panthéisme amérindien, le chamanisme et le mysticisme afro-américain. La nature est une déesse, aussi somptueuse que terrifiante. La scène la plus frappante est bien entendu celle où une pluie de sauterelles s'abat sur la ferme, et les champs alentours, anéantissant toutes les récoltes, laissant les hommes impuissants. Alors même que l'intrigue amoureuse se tend, que les deux hommes rivaux se disputent une femme, Dieu, ou une force divine, vient les frapper. Malick filme alors en gros plan les sauterelles qui dévorent les épis de blé. Ces insectes deviennent des monstres voraces, des incarnations du mal, aussi terrifiants que des moissonneuses ravageant les champs. Le feu les brûlera, et les récoltes avec.


La nature en général illustre la psychologie intérieure des êtres, comme si elle influençait les âmes. Les hommes en sont réduits à la contempler. C'est d'autant plus vrai que Malick utilise une narratrice pour commenter son récit, une enfant qui assiste à l'histoire et qui nous en livre la morale, comme une fable. Une enfant pas tout à fait enfant, pas tout à fait adulte, une enfant cabossée, abîmée mais libre, au discours aussi mature qu'hésitant. Ce discours met au second plan les dialogues entre les personnages, le commentaire ne vient que souligner l'aspect secondaire du drame amoureux - parfois même on n'entend pas les dialogues, là encore ce qui intéresse Malick comme sa narratrice, c'est la beauté, la nature, la liberté, les rapports sociaux, même le fond social de lutte des classe, existe, mais il n'est que le canevas à la contemplation métaphysique.


L'ambiance est apocalyptique, je l'ai dit, avec cette pluie de sauterelles tout droit sortie de la Bible, avec cet orange, cette rouille, qui contraste avec le bleu du ciel. La ferme, élégante, élancée, parait isolée au milieu d'un océan de blé, presque fantastique, irréelle, proche de Hooper et de ses toiles aux ambiances étranges et lumineuses. L'ensemble devient presque fantastique et donne une atmosphère très particulière et unique au film. C'est beau.


La fin du monde se ressent aussi dans l'arrière plan social du film : des ouvriers de Chicago qui partent d'une usine de la ville qui les exploite, qui tuent un dirigeant ou un contre maître, et qui viennent refaire leur existence dans le sud agricole des Etats-Unis, au service d'un nouveau maître, au service du capital. La rouille de l'industrie répond à la rouille des champs de blés ; le feu des forges à celui des champs. Les protagonistes assassinent leur maître à Chicago et recommencent à la ferme, dans une sorte de reproduction implacable et impitoyable de la misère et du crime. Certes on a l'espoir que la bonté du fermier assagisse les cœurs, la lutte des classes, mais il n'en est rien. La femme, objet de l'intimité, est le raisin de la colère. Elle ne parvient pas à choisir entre deux hommes dont elle est amoureuse et dépendante. Les femmes sont d'ailleurs toujours dépendantes d'un maître masculin. Mais, paradoxalement, elles lui survivent toujours. Les hommes partent, à la guerre, s'entretuent dans les champs et les femmes passent à autre chose. L'allusion à Steinbeck est évidente. Le monde de Malick est le même. Un monde poétique et misérable réduit au plus pur état de nature, où les lois, l'Etat ne sont que des horizons lointains.


Restent alors les somptueux paysages américains que l'on pourrait contempler à l'infini avant que Dieu ne les ravage et y abatte sa colère démentielle et vengeresse.

Tom_Ab
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le 2 févr. 2019

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Tom_Ab

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