Sofia Coppola aime filmer l'ennui. Dans Virgin Suicide ou The Bling Ring, ce sont des adolescentes qui s'ennuient, dans Lost In Translation, ce sont des voyageurs, perdus dans une ville inconnue, dans Marie-Antoinette, c'est une reine encore enfant qui veut échapper à l'étiquette pompeuse d'une cour corsettée. L'ennui chez Coppola finit toujours par être l'élément déclencheur d'une histoire, ce qui un paradoxe.


Sofia Coppola aime aussi filmer les femmes. Kirsten Dunst, de Virgin Suicide à Marie-Antoinette et Elle Fanning (Somewhere) sont encore ici de la partie. Elle aime aussi l'adolescence, sorte de période pivot, de douceur mêlée à de la passion et de la violence. Ici, comme dans ces deux autres films, on retrouve des figures d'adolescentes.


Et puis, Sofia Coppola ici renoue avec le film de costume et les décors somptueux. Son éclairage à la bougie, sa lumière, ses robes corsettées, ses rubans, ses coiffures délicates ; c'est particulièrement réussi. Mais exit la fantaisie de Marie-Antoinette. Le décor est naturaliste, la reconstitution, minutieuse.


La première impression laissée par ce film c'est sa beauté. Esthétiquement, le film mérite amplement son prix de mise en scène à Cannes, par ses plans superbes, et sa photographie (Philippe Le Sourd, qui a travaillé avec Wong Kar Wai et Jeunet). Nous sommes dans un état du sud des Etats-Unis, dans une maison néo-coloniale aux colonnes blanches, entourée d'une fôret aux arbres tordus et sauvages qui brise la rectitude et l'austérité de la société sudiste et plonge même le film dans une atmosphère proche du fantastique.


Car nous sommes dans cette Amérique corsettée des sudistes. La guerre de Sécession fait rage depuis plusieurs années. La guerre est d'ailleurs omniprésente la première moitié du film puisque la vie quotidienne dans cette maison épouse le bruit de fond de l'artillerie qui gronde, comme une menace indélébile. Dans cette maison, il ne reste que quelques femmes, une directrice, austère et pieuse, corsettée, incarnée par une superbe Nicole Kidman, comme toujours, une institutrice, jouée par Kirsten Dunst, actrice fétiche de Sofia Coppola, et des jeunes adolescentes, notamment Elle Fanning, travaillée par les désirs adolescents, arrachées à leurs familles.


La beauté du film est naturaliste et symbolique (non sans rappeler La Leçon de piano), entre les robes blanches qui se couvrent de sang et de ruban noir, sortes d'étapes de la féminité, de la fin de la virginité au deuil, entre ces arbres touffus qui s'opposent à la droiture de l'architecture de la maison. Parfois ca serait presque lourd mais la fluidité de la narration et l'interprétation évite cet écueil. La musique est très peu présente, ce qui est rare chez Sofia Coppola, pour laisser place au silence, pesant, aux bruits d'oiseaux, de feuilles et de canons, qui viennent gâcher un peu cette apparente douceur féminine. Nicole Kidman est très juste, avec une cruauté et une froideur contenue, des jeux de regard qui m'ont fait penser à son interprétation dans Les Autres et Eyes Wide Shut et The Hours. Elle incarne une femme dure, austère, crue mais d'apparence délicate. Kirsten Dunst est à l'inverse douce, retenue, réservée et Elle Fanning, rebelle et passionnée ; trois types de femmes, trois féminités.


Alors quand une des jeunes pensionnaires, en pleine cueillette de champignon, découvre un yankee, caporal nordiste, (Colin Farrel), à moitié mort au bord de la route, à quelques mètres de la maison, elle le ramène par compassion et charité chrétienne. La venue de cet homme, ce soldat du nord, vient rompre le huis-clos paisible mais ennuyant que vivaient ces femmes livrées à elles-mêmes. On le soigne, on le dorlote. Il est à la mercie de toutes ces filles. L'étranger, l'autre sexe, invite à remettre du parfum, des broches, des robes affriolantes, des rubans, pratiques oubliées mais qui redeviennent des raisons d'être, les femmes définies par le sexe opposé. On sourit, on regarde. Et dans l'ennui nait le désir, malgré le puritanisme (qui refait penser à La Leçon de Piano). Un quatuor amoureux, presque vaudevilesque s'ensuit, dans des sous-entendus assez délicieux, des dialogues bien sentis et des situations implicites. L'innocence originelle de ses femmes se confronte à l'arrivée du soldat, de la guerre chez elle et du sexe, même chez les plus jeunes, à peine encore sorties de l'enfance. Et plus la guerre s'éloigne (les bruits de canons disparaissent), plus les tensions au sein de la maison apparaissent. On découvre ainsi les règles religieuses, les statuts sociaux des femmes, brimées par la société mais qui, livrées à elle-même, sont très fortes.


Tout s'emballe. Le vaudeville doucereux devient un thriller. La situation intenable conduit à un inexorable drame. Le film prend des airs psychanalytique, de castration, de frustration, de fantasme, de désirs inassouvis. Certaines scènes sont assez savoureuses, notamment lors des repas ou des prières du soir. L'homme est presque guéri et devient est dès lors une menace, un danger, un prédateur, qui rend la vie autarcique de ces femmes presque impossible. Mais les femmes peuvent bien se débrouiller seules. Nicole Kidman sait soigner, sait tirer au pistolet. Elles sont autonomes dans ce monde où les hommes ont péri à la guerre. Les proies ne sont peut-être pas les femmes faussement fragiles, mais les hommes, tombés dans un filet trop grand pour eux ou quand ce n'est pas entre leur main, sont fauchés par la guerre.


Le film de Sofia Coppola est esthétiquement remarquable, porté par un casting merveilleux et sait se montrer subtil, fin, intéressant, et pleins de sous-entendus, réussissant à embarquer le spectateur dans un torrent d'interprétation. Le film est sur le désir mais aussi et surtout sur l'ennui, ennui sur lequel se greffe justement le désir - ou la mort comme échappatoire. Derrière la blancheur apparente des robes, se cache la cruauté des sentiments humains, de la passion, de la vengeance, de la rivalité, incarnée toute entière par un petit sourire en coin de Nicole Kidman en fin de film, presque cynique, en train de déguster son repas.

Tom_Ab
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le 27 août 2017

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Tom_Ab

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