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Les Sorcières de Salem est de ces films méconnus que le temps aura presque effacé malgré ses indéniables qualités le qualifiant dans illico parmi les immanquables du cinéma français. Jugez du peu : une adaptation d’une pièce de Arthur Miller, portée par Montand, Signoret, et Mylène Demongeot, au scénario écrit par Jean-Paul Sartre. Une œuvre coproduite entre la France et l’Allemagne de l’Est (une parmi quatre, dont Les Misérables), qui suite à la déstalinisation à brièvement accepté de collaborer sur des projets européens avant que les frontières ne se referment et que le mur soit érigé. Le récit d’un procès sinistrement notoire remis au goût du jour et servant de pamphlet contre la Maccarthysme qui sévissait Outre-Atlantique, cette chasse aux sorcière moderne.
Ce film a disparu de la conscience collective car Miller en a bloqué l’exploitation, travaillant sur sa propre adaptation qui sortit dans les années 90 (et à priori à cause de la relation Monroe-Montand que le tragédien ne voyait pas d’un bon œil). Heureusement, grâce au travail de restauration impeccable de Pathé, il a pu être sorti de l’oubli et tomber sur mon étagère, pour mon plus grand bonheur.
Dans Les Sorcières de Salem, toute la lecture sur les dérives sectaires, l’obscurantisme religieux, et la dépravation de la foi par les classes dominantes, ne sont que reflets de tous les communautarismes, sous quelque forme qu’ils soient. L’enfer c’est les autres disait Sartre, et cela se retrouve dans tous les pores du scénario. Toutes les relations du village de Salem sont basées sur le jugement d’autrui, la scrutation perpétuelle de chacun par ses congénères et l’incapacité des individus à s’affirmer en tant que tels par crainte du jugement de Dieu, et donc de la foule, puisque l’un est l’autre. John et Elisabeth, Abigail et John, Elisabeth et Abigail… Tous les liens tissés sont comme autant d’épées de Damoclès qui ne demandent qu’à tomber sous l’impulsion d’un murmure, d’une rumeur. Une paranoïa collective nourrie à dessein qui transforme le moindre soupçon, la moindre coïncidence, la moindre confirmation de biais, en une irréfutable preuve menant au bûcher.
Car la fragilité de l’équilibre est cultivée. Par une religion qui décrète que si tu as mal, c’est que tu as commis une faute, et que si la maladie emporte tes enfants, c’est que tu as péché. Par une caste de nanti qui se sert de cette religion pour diriger par la peur, en rejetant et diluant la responsabilité jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un ultime bouc émissaire, celui de toutes les grandes purges idéologiques crapuleuses: le pauvre (ici jusqu’à l’esclave, Darling Légitimus, grand-mère de Pascal). Celui-ci est l’éternel coupable, sa condition fragile le rendant propice à la manipulation, à le faire s’entredévorer. Et ce jusqu’à un point de rupture, où le mouvement prend trop d’ampleur et devienne incontrôlable, se retournant contre ses riches instigateurs. Pour un temps seulement. Car si Dieu est mort, comme le proclame Montand, ce n'est pas le cas du Capital. Toutes les sorcières pendues dans un souci autoritaire, que l’on parle des érudits, des communistes, ou toute autre forme de pensée alternative au régime dominant, assoient le trône de ce monstre apocalyptique.
En parallèle de l’agressif brûlot, Miller, Sartre et Rouleau, travaillent une thèse sur la dualité entre le corps et l’esprit. La faiblesse du second chercherait à se justifier par la prétendue impureté du premier (d’où le constat d’une impossibilité de résister au désir pour Proctor, car “le corps est une chiennerie”). Les tourments dans lesquels plonge la petite ville du Massachusetts ne seraient dû qu'au dévoiement de l’âme par son enveloppe physique. Et pourtant, dès lors que cette même enveloppe est menacée de destruction par la corde, l’esprit se met en rébellion, refusant cette libération programmée et forcée. Il faudrait, pour mourir par principe dans une exécution par principe, que l’esprit et le corps soient tous deux absous par le regard extérieur. Que l’autre donc, celui jusqu’alors si infernal, devienne facteur de complétion spirituelle et physique. Si l’on m’accepte pour qui je suis, corps et âme, alors je peux partir en paix. Mais si d’aventure seule l’une ou l’autre de mes composantes faisait l’affaire, alors je me dois de rester, quitte à ne rien plus savourer des années à venir.
L’individu est donc un ensemble indissociable, à la fois fait de chair et d’idées, mais aussi et surtout façonné par le jugement d’autrui. Une trinité païenne qui mène à complétude, et donc à la rectitude. Vivre et mourir pour les autres, et par soi.
Les deux discours principaux du film sont passionnants, d’autant plus qu’ils sont portés par des réussites formelles. Les interprètes sont magistraux, et Demongeot en Abigail est terrifiante, psychopathe manipulatrice semant la destruction par son venin séducteur. Le tout est écrit, dialogué et joué comme une grande tragédie, et imagé par de sublimes noirs et blancs. Seul un sentiment d’étirement sur le dernier acte vient apporter une ombre au tableau, mais cela n’enlève que peu au ressenti final d’avoir vu une œuvre complète, sombre et dérangeante.