Je me dois d'écrire sur ce film colossal, le plus beau que j'aie pu voir au cinéma à sa sortie depuis que je fréquente les salles (5 ans, l'année de La Vie d'Adèle), mais deux jours après je suis toujours sous le choc, et c'est sous l'ivresse du moment extraordinaire que j'ai passé avant-hier que je vais tenter de poser des mots sur l'oeuvre.


Je suis sidéré par ce film car il se prive de beaucoup de ce qui fait les chefs-d'oeuvre : des grands sentiments, des grandes émotions. Mis à part la scène de la naissance des agneaux, difficile de faire plus trivial que Mektoub My Love (déjà ce titre...), qui contient des répliques telles que "Si la beauté était un crime, t'aurais pris perpét'", "T'es tellement lumineuse que je bronze devant toi", sans parler du surréaliste dialogue final. Difficile aussi de réellement s'identifier à des personnages insouciants, fatigants ou exaspérants ; en tout cas moi je ne m'identifie à personne, pas même à Amin qui est quand même tête à claque sur les bords (et qui ressemble trop à Raphaël Varane).


Ici, l'art de Kechiche avance à découvert, sans les oripeaux du grand sujet qui ornaient encore La Graine et le Mulet et La Vie d'Adèle. Il n'y a plus d'intrigue mais les scènes n'ont jamais été aussi longues, et ça fait mouche à chaque fois, faisant oublier jusqu'à la présence de la caméra. Kechiche ne triche pas et ne nous fait pas passer ses personnages pour ce qu'ils ne sont pas, il ne leur fait pas dire ce qu'ils ne diraient pas - c'est l'opposé de ce qu'on fustige (pas moi) comme le "cinéma français bobo intello" qui se couperait du public. Alors certes ça dure mais cette durée n'est jamais le prétexte à tirer les séquences vers une forme de sublime qui serait greffée sur des personnages lambda : on voit juste comment un garçon séduit une fille de leur danse jusqu'à ce qu'il conclue avec elle (sans qu'il soit jamais question de sentiment), on voit une fille cracher son fiel sur une rivale dont elle refuse d'admettre qu'elle est jalouse, on voit des femmes et des hommes qui échangent et se donnent en spectacle dans une boîte de nuit tout ce qu'il y a de plus vulgos, bref on ne voit que des corps et des paroles, des tensions entre des gens qu'on croiserait au détour d'une plage du Midi (d'où je viens) et auxquels on ne prêterait pas attention si Kechiche ne nous les montrait pas. Finalement ce qui naît dans la durée n'est pas la pesanteur d'un sublime mal à propos mais simplement la jouissance de la vie, la jouissance de voir les fesses des filles (car on ne peut pas passer ça sous silence) mais sans jamais que ne naisse l'idée que ce soit de mauvais goût. Car il n'y a aucun jugement sur ces personnages de la part du cinéaste, qui ici s'efface derrière la présence charnelle des corps qu'il filme, il n'y pas comme dans La Vie d'Adèle de "surmoi marxiste" qui viendrait nuire aux sentiments - car je le répète il n'y a même pas de sentiments.


Je me rends compte que je dis surtout ce que le film n'est pas, peut-être parce que ce que ce film est encore trop inhabituel pour être traduit en mots. Si je dois comparer cette oeuvre unique s'il en est à deux autres, ce serait Out 1 de Rivette : même projet d'une durée qui s'attache au trivial - mais là où Rivette reste encore trop dans la pose d'un geste de cinéma qu'il n'a pas su pleinement dompter (d'où l'ennui qu'il génère souvent), Kechiche ne laisse jamais s'échapper la tension de ses séquences ; et puis bien sûr je pense à La Règle du jeu de Renoir, avec Amin dans le rôle d'André Jurieux, mais un André Jurieux dans laquelle l'exaltation se serait muée en paresse et renoncement, un André Jurieux qui d'amoureux de l'amour serait devenu amoureux du voir (cinéaste ?). Mais la règle elle n'a pas changé : il ne faut pas s'aimer, c'est trop risqué, trop lourd à porter (ce que Charlotte apprendra à ses dépens) et c'est ça qu'Amin et Kechiche ont l'air d'avoir compris très vite, de même que la mère d'Amin qui répète à l'envi que le mariage ne sert à rien. Et tout cela est exprimé sans le regret d'une époque révolue, sans jugement aucun sur des personnages inconséquents, avec toujours à l'esprit que "tout le monde a ses raisons".

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le 11 avr. 2018

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Neumeister

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