Hara-kiri.
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le 30 juil. 2012
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La rencontre du suicide et d'un écrivain n'est jamais chose anodine car ce dont l'écrivain rêve au plus profond, c'est de disparaître. Il disparaît derrière les masques de tous ses personnages et de toutes ses histoires, parfois celles qu'il s'invente pour sa propre vie ; mais il lui semble que toutes ces disparitions ne se contentent encore que de trop d'illusions, c'est le manque d'action, du passage à l'acte, qu'il ressent alors. De tous les écrivains suicidés (il y en a beaucoup), Mishima est un cas exemplaire qui englobe tous les autres. Si le film ouvre sur le 25 novembre 1970, c'est que le suicide a toujours été là, dès le début, dès le fantasme suicidaire de fusion avec la beauté insupportablement belle du Pavillon d'or. Et c'est toute une vie de sacrifice pour la beauté que nous raconte le film. En ce sens, ce qui pousse Mishima à franchir le pas, à passer à l'acte, quand d'autres écrivains se contentent de convoiter la chose, c'est cet amour éperdu de la beauté, le masque ultime et inarrachable derrière lequel on ne peut pas disparaître (on ne disparaît que derrière des masques que l'on peut enlever pour réapparaître) mais avec lequel on disparaît. Le pied bot montre au bègue le savoir comme idéal supérieur à la beauté, mais pour l'artiste pris dans la beauté il n'y a rien au-dessus d'elle. C'est le piège qu'avait senti Rimbaud quand il écrivait de la beauté qu'il l'avait trouvée amère et l'avait injuriée, décidant alors de fuir la justice. Mishima ne fuira rien du tout, il s'adonnera corps et âme à cette indépassable loi surmoïque jusqu'au bout ; Mishima est masochiste. A l'instant où la lame tranche la chair, c'est la beauté même, "le disque éclatant du soleil", qui explose derrière les paupières, qui fusionne avec le regard clos ; la beauté est l'ultime chose que voit l'œil fermé, car c'est toujours l'âme qui voit la beauté. On devine ici la portée métaphysique, quasi religieuse, sacrée, de tout ceci. L'armée privée de Mishima n'est pas une armée, c'est une secte comme Jésus et ses apôtres mais avec ici des samouraïs. On verse son sang à petites gouttes (mini seppuku) pour sceller des pactes, on mange religieusement autour du gourou comme dans la Cène, le gourou demande à ses Judas réfractaires de le trahir en ne se sacrifiant pas avec lui... Schrader a merveilleusement compris cette dimension et la magnifie dans une esthétique féodale toute empreinte de spiritualité, dans ses formes simplifiées, épurées, ses couleurs vives et symboliques.
De même il a merveilleusement exprimé cet idéal de fusion avec l'art dans la narration confondant les romans et la vie de Mishima comme si l'œuvre était un miroir de l'ego de l'auteur (ce qu'elle est toujours) ; on peut parfois penser à Rêves de Kurosawa (1990) quand le spectateur du Van Gogh entre dans la toile se transformant en scène vivante. Ici c'est le héros de Chevaux échappés qui sort du tableau pour venir assassiner le ministre, autre manière d'exprimer, dans la mise en scène, cette fusion avec l'art. La mise en scène joue beaucoup sur la superposition de Mishima et des décors : lorsque filmé dans sa maison Mishima devient presque comme un motif dans le décor, les lignes strictes de son uniforme épousent les lignes des grilles, des portes, des côtes des livres bien rangés de sa bibliothèque ; et puis la blancheur irradiante du décor extérieur (murs de la maison, statue, chaises, table, rambarde, cadre des fenêtres, etc.) rappelle encore son fantasme de la pureté qui n'est autre que ce fantasme de fusion avec la beauté (tous ses délires, jusqu'aux politiques, sont encore des délires de beauté - peut-être faut-il voir là une souffrance propre à l'artiste à l'ère de la culture de masse et de consommation, qui renvoie le chercheur du beau à une solitude érémitique).
On comprend, avec les passages sur l'enfance, que quelque chose se noue dans la solitude de l'enfant enlevé à sa mère et à qui l'on fait croire qu'il n'était pas vraiment fait pour vivre (quand sa grand-mère lui dit qu'il serait mort s'il était resté vivre avec sa mère), que sa vie est quelque part une erreur ; une grande part du masochisme futur se noue ici. Cependant ces passages ne sont pas là pour expliquer le suicide, ils expliquent l'écrivain, déjà morfondu d'ennui dans le décor de son enfance, dans ces fenêtres avec lesquelles il fusionne, "observant sans fin un monde que j'étais incapable de changer" ; la fenêtre de l'enfance derrière laquelle il retranche son ennui en observant le mouvement de la rue est le primitif du masque, tous les efforts de l'artiste consisteront à travailler ce masque pour détourner l'attention des passants.
La force du film est de ne jamais céder à la tentation de faire de Mishima une caricature de narcisse, ou d'homosexuel narcissique. L'homosexualité est toujours seconde, aucun regard discriminant n'est porté sur elle, elle n'est jamais la causalité cachée des choses ; mais elle joue bien un rôle dans le devenir de l'artiste en lui donnant un sens plus aigu de la beauté, de son caractère fugace et passager (à la différence de l'union hétérosexuelle, l'union homosexuelle n'est pas renforcée par l'enfantement, elle conserve avec plus d'intensité ce sentiment angoissé de la décrépitude corporelle, omniprésent dans le film).
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Créée
le 5 juil. 2025
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