Passé virtuel
6.5
Passé virtuel

Film de Josef Rusnak (1999)

Peut-on causer du tort à quelqu'un sans lui causer d'expériences négatives ?

Le bien prudentiel renvoie à ce qui répond aux intérêts d’un individu, à ce qui est bon pour lui (en distinction avec le bien moral qui renvoie à ce qui est bon pour les autres ou à ce qu’il faut faire indépendamment de ce qui est bon pour celui qui agit).


A première vue, on peut penser que seule la douleur, qui est une expérience négative, nuit aux intérêts d'un individu. L’hédonisme prudentiel est une théorie qui rend compte de cette idée en soutenant que, quels que soient les jugements et désirs (les attitudes cognitives et conatives) d'un individu, ressentir de la douleur est mauvais pour lui et ressentir du plaisir est bon pour lui, et que seul le plaisir est bon pour lui et seule la douleur est mauvaise pour lui. En ce sens, si on ne cause pas d'expérience négative à un individu, on ne lui cause pas de tort, on ne nuit pas à ses intérêts.

Bien sûr, il faut prendre en compte le long terme. Ex : si raconter des ragots sur une personne ne lui cause pas d'expérience négative sur le moment mais lui en causera plus tard du fait de l'éloignement des autres, raconter des ragots nuit aux intérêts de cette personne.

Il faut également distinguer la morale (valeur morale) de la nuisance (valeur prudentielle). Il est possible que quelqu'un subisse un tort (mal prudentiel) sans que cela soit immoral. Ex : si un rocher tombe de la montagne à cause d'un coup de vent et m'écrase la jambe, engendrant une vive douleur, c'est prudentiellement mauvais pour moi (cela nuit à mes intérêts), mais ce n'est pas moralement mauvais. Inversement, une action qui ne me nuit pas peut être immorale. Ex : si on me trompe sans que je m'en rende compte mais que d'autres sont au courant, cela ne me cause pas d'expériences négatives donc ne me nuit pas (toujours dans un cadre hédoniste) mais peut-être immoral (par exemple parce que cela participe à diminuer la confiance nécessaire à des relations sociales harmonieuses, qui pourra avoir des répercussions en termes d'expériences négatives chez d'autres).

Mais en toute rigueur, un hédoniste pourrait répondre « oui » à la question de savoir si on peut causer du tort à quelqu'un sans lui causer d'expériences négatives, au moins pour deux raisons. D'abord, parce qu'on peut aussi nuire à une personne en la privant d'expériences positives qu'elle aurait pu avoir si on n’avait pas agi. Ex : en tuant quelqu'un sans douleur. Ensuite, parce qu'on peut nuire à une personne en la privant d'une réduction d'expériences négatives (plutôt qu'en lui en causant). Ex : en volant l'argent destiné à soigner une personne malade, je la prive d'une réduction de souffrance.

En résumé, selon l’hédonisme prudentiel, on ne peut nuire à quelqu’un qu'en lui causant des expériences négatives ou en le privant d'expériences positives ou d'une suppression d'expériences négatives.

Mais est-il vraiment nécessaire et suffisant d’avoir des expériences négatives (ou d’être privé d'expériences positives ou d'une suppression d'expériences négatives) pour subir un tort ?

On peut penser qu’il est possible de subir un tort même si on en fait (et en fera) aucunement l’expérience, si on ne s’en rendra jamais compte. On peut par exemple penser que se faire tromper par son ou sa partenaire, même sans jamais être au courant, va à l’encontre de ses intérêts, ou encore que se faire violer en étant inconscient et sans jamais s’en rendre compte par la suite (sans séquelles vécues) nuit à ses intérêts. Le préferentialisme prudentiel est une théorie qui rend compte de cette idée en soutenant que l'intérêt personnel renvoie à la satisfaction des désirs. En ce sens, il n’est ni nécessaire ni suffisant d’avoir de la douleur pour subir un tort et d’avoir du plaisir pour satisfaire mon intérêt : ressentir de la douleur nuit à mes intérêts si j'ai en aversion le fait de ressentir de la douleur et ressentir du plaisir est dans mon intérêt si je désire en ressentir. Bien sûr, on peut penser que tout le monde a le désir d’avoir du plaisir et a la douleur en aversion. Mais nous avons également d'autres désirs et aversions : d'abord des désirs expérientiels non hédoniques : nous pouvons désirer ou avoir en aversion certaines expériences, indépendamment de leur caractère plaisant ou douloureux ; ensuite, des désirs non expérientiels : nous pouvons désirer ou avoir en aversion certaines choses, et non pas seulement notre expérience de cette chose. Ex : on peut désirer avoir des croyances vraies et avoir des amis, et non pas seulement faire l’expérience de croire avoir raison et faire l’expérience d’avoir des amis. En cela, si on branche une personne à une machine sophistiquée de réalité virtuelle dans laquelle elle continuera sa vie comme si de rien était en étant en contact avec des personnages virtuels sans s'en rendre compte, elle subit un tort dès lors qu’elle a le désir d’avoir des amis réels et d’avoir des croyances vraies, car elle n'aura pas véritablement de relations amicales et aura des croyances fausses concernant ce qui l'entoure. L'idée est simple : désirer, c'est accorder de la valeur positive à un état de choses et avoir en aversion, c'est accorder de la valeur négative à un état de choses. Et si l'état de choses est réalisé, la valeur est réalisée, qu'on le sache ou non. Ainsi, même en imaginant que les personnages branchés à la matrice dans le film Matrix (1999) ne s’en rendent jamais compte et ont uniquement des expériences positives, ils pourraient subir un tort. Aussi, même si le personnage principal de The Truman show (1998) était heureux et ne se rendait jamais compte qu’il est dans une émission de télé-réalité, il pourrait subir un tort. Cela vaut également pour les personnages vivant dans la réalité virtuelle dans Passé virtuel (1999) et pour les personnages manipulés dans Dark city (1998).

On distingue de nombreuses variantes de préférentialisme, certaines ne prenant par exemple en compte que les désirs personnels (tournés vers soi) et d’autres uniquement les désirs finaux (et non instrumentaux).







Stolz
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le 14 janv. 2024

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