Un chat confié par distraction, une clef qui change de poche, et soudain New York se met à courir comme si chaque trottoir avait sa propre pulsation. Pris au piège – Caught Stealing installe d’emblée cette battue cardiaque, non pas comme simple moteur narratif, mais comme principe d’écriture cinématographique. Aronofsky ne filme pas la cavale d’un homme, il filme la façon dont une ville attrape un corps et le recompose à son rythme, entre bars étroits et cages d’escaliers en surchauffe. Situé en 1998, aux confins d’un Manhattan encore rugueux, le film rejoue la topographie d’une mémoire urbaine : gargotes à l’éclairage sodium, vitrines aux reflets prismes, couloirs de métro qui claquent comme des métronomes. Cette datation, loin de l’archéologie décorative, permet au cinéaste de retrouver un présent instable, proche du tremblement initial de ses débuts.


Aronofsky n’épure pas sa mise en scène, il la décante. La caméra glisse au ras des épaules, ressaisit le souffle avant la panique, travaille des focales courtes qui collent au visage sans jamais l’écraser. On reconnaît la main de Matthew Libatique dans ce grain presque tactile, dans ces faisceaux de lumière qui dessinent des tunnels instantanés au cœur des ruelles. Loin du maniérisme anxiogène, le cadre se fait permissif, laisse entrer l’inattendu, un geste de figurant, une sirène, un regard par-dessus un comptoir. Le montage, très articulé mais jamais démonstratif, cherche la syncope plus que le cut sec : micro-ellipses qui accélèrent la pensée du héros, inserts qui densifient l’espace sonore plutôt que l’action pure. La bande originale, signée Rob Simonsen et traversée d’une énergie post-punk enregistrée avec Idles, n’illustre pas : elle contrebat, elle refuse l’adhérence mimétique au tempo de la poursuite pour imposer un contretemps nerveux qui fait vaciller la perception. L’alliance musique-images engendre cette sensation rare d’un film qui se tient “en arrière” de son propre récit, comme si l’événement le précédait d’une fraction de seconde et que le son tentait de le rattraper.


Face à l’écran, on éprouve la circulation des forces plus que l’addition des péripéties. Austin Butler compose un Hank Thompson à la fois trop beau pour le malheur et suffisamment poreux pour l’absorber. Sa diction étouffée, son port de tête qui hésite entre arrogance de vestiaire et honte de comptoir, donnent au personnage une indétermination féconde. Aronofsky s’en saisit pour déplacer le centre de gravité du film : l’homme n’est pas tant poursuivi qu’exproprié de sa propre allure. La panoplie de figures secondaires – femmes de pouvoir, voyous aux manières théâtrales, policiers las – pourrait verser dans l’archétype; elle trouve pourtant une justesse de masque dès lors que le cadre les agrafe à des textures de lieux plutôt qu’à des traits de psychologie. Si certains surgissements comiques gagnent moins qu’ils ne coûtent en tension, cette légèreté assumée ouvre une voie rare dans la filmographie du cinéaste, une façon de faire respirer la violence par intermittence.


On sent l’adaptation du roman de Charlie Huston non comme fidélité, mais comme friction productive. Le matériau pulp autorise la vitesse, le rebond, l’hyperbole ; Aronofsky l’utilise pour interroger sa propre obsession : comment un organisme résiste lorsqu’il est bombardé de stimuli. Ici le corps n’est plus martyrisé jusqu’à la liturgie tragique, il est mis en circulation, balloté, réaccordé. La chorégraphie des chutes, la précision des angles lors des corps-à-corps, l’attention portée aux impacts sur la matière – métal qui sonne creux, carrelage qui casse net – témoignent d’un sens physique du cadre, presque athlétique. Le film devient étude de dynamiques: lignes de fuite, points d’étouffement, dilatations du champ sonore où un cri recule pendant qu’une basse s’avance.


Il y a pourtant des accrocs. Par endroits, l’écriture dialogue plus avec la mémoire du cinéma new-yorkais qu’avec la situation présente, et l’on perçoit un discret vertige de citation. Certains motifs de poursuite, assumés comme pastiches de comédie nocturne, banalisent le risque dramatique. Un plan tardif, trop “plein” de signes, referme l’imaginaire là où l’ellipse eût laissé une vibration. Mais ces réserves se dissolvent dans un geste plus vaste : offrir au polar urbain une courbe d’humeur plutôt qu’une ossature de coup de théâtre. La réussite tient à cette science du dosage, à ce refus de l’ivresse démonstrative. Libatique module la couleur comme un metteur en sons ; Andrew Weisblum trouve la coupe qui respire ; la musique, nerveuse et sans emphase, empêche l’image de s’installer dans l’illustration.


On pourrait dire que Pris au piège est un retour, mais ce serait insuffisant. Le film n’imite pas la fièvre des premiers temps, il en extrait la logique et la transpose dans une clarté inattendue. New York n’y est pas un décor nostalgique, elle est une syntaxe. Chaque rue propose une proposition subordonnée, chaque escalier un changement de mode verbal, chaque bar une ponctuation. Le récit tient à cette grammaire: l’ivresse devient adverbe, la peur adjectif, la survie verbe transitif. Si le dernier mouvement s’autorise un geste de réconciliation, c’est sans solennité, comme un souffle repris après une longue apnée.


Aronofsky signe ainsi un film de circulation et de contretemps, un polar qui écoute avant de parler, qui regarde les coins de cadre et les bords de tables comme des lieux d’invention. À l’heure où tant de thrillers préfèrent la propreté numérique à la densité du monde, cette matière vive – lumières sales, surfaces cabossées, visages qui transpirent – rappelle qu’un metteur en scène est d’abord un géomètre de forces. On sort non avec la sensation d’avoir “vu un Aronofsky”, mais d’avoir traversé une ville qui n’a pas fini de nous écrire.

Kelemvor
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le 30 août 2025

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