On aurait pu prendre la mère pour en faire le point de vue principal. On aurait pu alors traiter le sujet avec une sensibilité quasi inchangée, avec pudeur, brio, avec une certaine poésie dans le regard de cette jeune maman qui ne vit plus qu'à travers les yeux vierges de toute substance réelle de son fils. L'irréel devient le réel pour elle. L'inimaginable s'est produit. Pour lui, le réel est cet irréel qu'il côtoie tous les jours. Il n'a que deux référents depuis sa naissance : sa maman et la Room. Il tient aux deux plus que tout au monde. On aurait pu adopter le point de vue de la mère mais l'ajout d'un pathos supplémentaire aurait été presque obligatoire, ne serait-ce que pour la crédibilité. Le petit Jack est le cœur du film, de cette femme, de cette séquestration. Il est la Room, il n'existe pas et n'a pas conscience d'exister dans un monde qu'il ne connait, conçoit pas.


Prendre le point de vue de la mère aurait empêché une scène magnifique de Room. Celle où la mère craque. Car la mère ne craque pas n'importe quand, n'importe comment. Elle ne fait pas de bruit. Tout le monde dort. Ils sont rentrés à la maison, elle a réussi, elle a sauvé son existence et celle de son fils. Sa mission est complète, accomplie. Elle a réglé les derniers détails avec ses parents, elle a offert le meilleur confort à son fils, s'est assuré de sa santé, du début de la transition. Ca y est, elle peut laisser parler son corps, à défaut de son cœur, maintenant. Elle peut se détruire, elle peut détruire les gens autour d'elle, elle peut expulser par une colère et une détresse inimaginables toute l'étendue de son calvaire depuis sept ans. Elle peut penser à elle, maintenant, un peu, rien qu'un peu, se punir, se détester, sombrer. Elle a le droit.


Car son destin, elle a réussi à l'écrire. Car ce qu'on lui a volé, elle a réussi à le reprendre, grâce à son fils, pour son fils, avec son fils. Peu importe, désormais, il est un vivant parmi les vivants. Et elle se rend compte qu'elle existe, elle, en tant qu'individu, et ça fait mal. Ca fait mal, de ne pas pouvoir offrir un gâteau d'anniversaire à son fils. Ca fait mal, de lui avoir donné "ça". Elle respire, et ça fait mal.


Cette scène, dure, très dure, l'une des seules du métrage par la violence de l'image, est absolument merveilleuse dans sa symbolique. Room aurait pu débuter lors de l'enlèvement, comme l'aurait fait un film classique. Il aurait pu s'attacher à montrer un peu plus les immondices du kidnappeur, les abus, la maltraitance, même les côtés sombres de cet homme. Il n'en fut rien ou presque, tant le film parle de liberté. Tant le film est porté sur le monde, par le monde, tant son sujet est si précis et pourtant si universel.


Brie Larson s'enlaidit considérablement dans ce film, mais brille par la force stratosphérique de son personnage, portée par deux choses : la qualité d'écriture du personnage et son talent brut. Elle est d'une justesse rarement atteinte au cinéma, d'une émotion qui dépasse le simple métier d'acteur. Jacob Tremblay porte trois choses sur son visage juvénile : la résiliation, l'insouciance et la beauté au sens large. Il est un vaste mélange de certitudes et d'incertitudes, un enfant de rien qui doit tout réapprendre, en croyant avoir déjà tout appris. Sa prestation est bluffante, sa force émotionnelle colossale pour son jeune âge. On parle souvent d'acteurs interchangeables selon les films. Je crois que Room n'aurait jamais existé, à ce niveau-là, sans eux deux.


J'aime cette caméra qui s'attarde sur les détails, cette musique aux larges frissons qui s'éprend de nos sens avec habileté. J'aime le regard de ce môme sur le monde, loin de se douter de ses bons comme de ses mauvais côtés, cette jouissance de l'enfance poussée à l'extrême, quand n'importe quel geste, n'importe quel objet, n'importe quel événement devient une des plus grandes découvertes de sa vie.


De ces nouveaux horizons rejailliront toujours sa vérité, la Room, et la Vérité, sa Ma. Pour toujours.

EvyNadler

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69
8

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