Le personnage principal accuse son père d'avoir tué sa mère en tant qu'objet de représentation en la faisant apparaître comme sujet sexuel, ce qu'il est incapable d'accepter.

L'histoire repose à première vue sur un simple phénomène de confabulation par lequel se confondent imagination et réalité. Dans le domaine théorique, il n'est pas rare qu'une émotion ou un désir nous amène à croire quelque chose (cognition motivée) indépendamment de tout fait constituant une raison d'y croire (selon l'internalisme de la justification épistémique, ou de tout fait causalement lié au fait que cette croyance prétend représenter selon l'externalisme de la justification épistémique), avant qu'un biais de confirmation nous amène à faire du raisonnement motivé en recherchant a posteriori des raisons ou une explication censées permettre de justifier la croyance. On parle de confabulation lorsque l'on ignore la cause d'ordre affective qui est véritablement à l'origine de notre croyance pour en rendre raison par une genèse causale imaginaire. Plutôt que de reconnaître le caractère infondé de notre croyance qui découle du système affectif (système de traitement des informations inconscient, automatique et rapide), on cherche à la rationaliser post hoc par le système cognitif (système de traitement des informations conscient, volontaire et lent). De même, dans le domaine pratique et émotionnel, il n'est pas rare de chercher à justifier nos actions et émotions en inventant des faits censés les avoir causées. La confabulation est ainsi un phénomène d'auto-duperie par lequel nous cherchons à justifier nos attitudes (émotionnelles, cognitives) ou nos pratiques en inventant des faits censés en être à l’origine causale, de manière involontaire et sans intention de tromper (même si la recherche elle-même est volontaire) malgré les éléments qui plaident contre. Mais si ce phénomène est répandu, comme l'attestent de nombreuses études, pourquoi semble-t-il ici relever du pathologique ? Qu'est ce qui distingue l'individu normal du fou ? Il semblerait que dans la confabulation ordinaire l'individu sain refuse de reconnaître les éléments qui plaident contre ses fictions généalogiques par mauvaise foi, tandis que le malade atteint d'anosognosie, du syndrome de Korsakoff ou ayant un cerveau divisé (split brain) n'a pas accès à ces éléments.

Les questions soulevées par ce film dépassent la philosophie de la psychologie et touchent notamment à la métaphysique lorsque l'enquête se fait quête d'identité : qu'est-ce qui fait l'unité et l'identité personnelle au cours du temps ?

A première vue, le soi renvoie à une somme d'états mentaux, d'attitudes et de dispositions. Spider est un personnage quasi-aphasique, dont le mutisme semble faciliter l'accès introspectif aux propriétés qui échappent ordinairement à la conscience et aux mots. "Les degrés intermédiaires et atténués, et même les degrés inférieurs toujours présents, nous échappent, et pourtant ce sont eux justement qui tissent la toile de notre caractère et de notre destin. [...] Nous sommes tous autre chose que ce que nous paraissons du fait des états pour lesquels seuls nous disposons de conscience et de mots – et par conséquent d'éloge et de blâme. Nous nous méconnaissons à cause de ces manifestations grossières qui seules nous sont connues" Nietzsche, Aurore. Tel une araignée refusant de se séparer de ses mues, Spider (qui porte toujours quatre chemises) s'accroche à l'immuabilité de ses propriétés d'enfance afin de rester la même personne.

Mais la métaphore de la toile semble plutôt présenter le soi comme une relation mémorielle entre des états mentaux, peu importe le caractère toujours changeants des ces derniers. On comprend alors l'importance de la mémoire et la menace de l'oubli. Refusant de laisser le passé sombrer dans l'oubli, Spider s’empêche d'avancer vers l'avenir. "Il porte le poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l’accable ou l’incline sur le côté, il alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau" Nietzsche, Considérations inactuelles.

Finalement, la quête de soi passe par le récit rétrospectif élaboré à partir des souvenirs. L’identité personnelle ne renvoie alors pas à une relation psychologique mais à une construction narrative qui lie entre elles les expériences passées et présentes en une unité douée de sens. "Qu'est-ce qui justifie qu'on tienne le sujet de l'action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d'une vie qui s'étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question 'qui' […], c'est raconter l'histoire d'une vie" Paul Ricoeur, Temps et récit. Alors que celle-ci autorise la confabulation, seule la cohérence semble éloigner de la folie. L'énigme est un puzzle dont la résolution dépend de la cohésion des pièces entre elles, indépendamment de la correspondance de leur contenu avec la réalité. D'ailleurs, la conception rétentionnelle de la mémoire est remise en cause par les travaux de philosophes et neuroscientifiques actuels : loin de l'image platonicienne de la tablette de cire, la mémoire informe son donné. Le processus mnésique est moins un archivage passif d'informations qu'une construction, voire une subsomption, qui assure la cohérence des données en les reconstituant à partir des motivations actuelles du sujet dans un certain contexte d'élaboration. Certaines recherches sur les faux souvenirs suggèrent que l'imagination épisodique et la mémoire épisodique renvoient à une même faculté générale de projection de soi. L'absence de différence de nature entre le souvenir et l'anticipation (ou l'élaboration d'un scénario contrefactuel) pourrait expliquer qu'il est aussi difficile de se remémorer un événement lointain avec toute sa richesse phénoménologique que de se projeter dans une situation future aussi éloignée dans le temps, ou encore le fait que les patients amnésiques incapables de dire ce qu'il s'est passé la veille sont également incapables de dire ce qu'il pourrait se passer le lendemain.

Le travail autobiographique par lequel nous sommes à la fois auteurs, narrateurs, personnages et lecteurs est un processus inconscient qui fait de nous des « romanciers virtuoses » selon l’expression de Daniel Dennett. "Notre tactique fondamentale d'autoprotection, d'autocontrôle et d'autodéfinition [...] ne consiste pas à construire des toiles [...], mais à raconter des histoires, et plus particulièrement à concocter et à contrôler l’histoire que nous racontons aux autres — et à nous-mêmes — sur ce que nous sommes. Comme les araignées [...], nous n'envisageons pas consciemment et délibérément quelle narration raconter et comment la raconter" Daniel Dennet, La Conscience expliquée.

Une telle conception de l'identité offre la possibilité d'une multiplicité de soi à travers la variété des discours. "Si le moi est constitué narrativement et qu’il n’y a pas d’unique récit véritable, alors il n’y a pas d’unique moi véritable" Richard Shusterman, Vivre la philosophie. La folie se présente alors en fin de compte comme une obsession de la propriété de soi qui se manifeste par la mise à l'écart d'autrui du processus de reconstruction et l'invention d'une langue codée afin de garantir un accès privé à ce qui doit constituer le seul récit de soi. Que le spectateur ne s'étonne donc pas de l'ambiance peu chaleureuse du film : il n'est pas le bienvenu.

Stolz
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le 5 janv. 2024

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