Le biopic est tellement à la mode qu’il est, paradoxalement, sur le point de susciter l’intérêt. Les propositions se multiplient, la médiocrité domine évidemment largement, mais certains parviennent tout de même à des pas de côté qui pourraient enfin refléter la singularité des artistes qu’ils racontent. Ce fut le cas pour Bob Dylan dans Un parfait inconnu, formule reconduite par Scott Cooper pour Springsteen. Le réalisateur, pourtant pas toujours finaud lorsqu’il s’agit d’illustrer la création dans la souffrance (voir le pensum Crazy Heart), reprend cette idée assez simple, consistant à coller à l’esprit du sujet pour influencer la forme. On aurait pu s’attendre, au vu des flamboyances rock de Springsteen et son band, à du grand spectacle fédérateur, collectif et international, lorgnant sur les terres du Mordor du biopic, le Bohemian Rhapsody dont on ne doit plus prononcer le nom. Mais c’est là que le projet prend tout son sens : le film s’attache à un segment très particulier de la vie, soit la mise au vert du Boss dans son New Jersey natal, pour écrire une musique) rebours de tout ce qui fait sa gloire croissante.


La matière dramatique est évidemment juteuse, et pas foncièrement originale : l’intégrité de l’écorché vif, en pleine dépression, contre les requins de la maison de disque qui ne parlent que single, tournée et promotion. Mais le récit a justement l’intelligence de reprendre toute la modestie du projet de l’artiste, bande démo enregistrée sur une cassette en solo dans sa chambre, pour dicter le traitement général. La relation de Springsteen à son manager, Jon Landau, explore davantage la complicité, le soutien et les difficultés affrontées ensemble que la logique traditionnelle du conflit vantant le génie incompris d’un individu. Ce motif, (repris dans quelques séquences tout aussi modestes de Landau avec son épouse), insiste sur la fragilité du processus créatif, et met sur un pied un formidable duo de comédiens entre Jeremy Allen White et Jeremy Strong, qui savent faire de la nuance la clé de leur interprétation. Springsteen n’est pas l’artiste en représentation ou face à la horde des foules : sa retraite au travail est un exercice d’introspection qu’Allen White, dont le visage renvoie de manière troublante à celui du jeune Al Pacino, incarne avec une justesse assez remarquable.


La réussite tient aussi et surtout à une évidence : le sujet est tout simplement passionnant, notamment dans tout le questionnement qu’il soulève sur la technique du son, et ce dilemme à devoir, à partir de l’authenticité de la démo originale, tirer une version studio plus ample et diffusable. Et tout le traitement du hit légendaire Born in the USA relève d’une malice assez savoureuse, puisqu’il s’agit de mettre à l’honneur ce titre incontournable, tout en expliquant à quel point il est, à ce moment de la carrière de l’artiste, presque inapproprié, clarifiant aussi les malentendus que sa sortie pourra occasionner par la suite.


Mais Hollywood ne se refait pas : on imagine sans difficulté une mise en miroir de l’intégrité artistique du chanteur avec celle des scénaristes face aux producteurs, forçant l’ajout de souvenirs en noir et blanc sur l’enfance traumatique, et un dénouement à la saveur éventée d’une vidéo de développement personnel. C’est regrettable, et apparemment inévitable. On passera outre, en se concentrant sur cette petite lucarne ouverte sur l’âme d’un artiste parvenu à l’exprimer dans toute son authenticité, et ce au prix de conditions radicales : no single, no tour, no press.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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