Les fantômes toxiques du deuil et la chair comme ultime territoire

Ce qui frappe dès les premières scènes de Substitution (Bring Her Back), c’est la volonté des Philippou de ne pas refaire deux fois le même film. Après le succès de leur La main (Talk to Me), les deux frères délaissent les standards du film d’horreur pour adolescents et la possession comme thème, pour s’attaquer à un sujet bien plus lourd, plus adulte : le deuil, l’amour toxique, et la violence des liens affectifs. Substitution est d’abord un drame psychologique particulièrement éprouvant, bien avant d’être un film d’horreur radical, et c’est sans doute là son plus grand intérêt. Et quand ce drame dérive progressivement vers le gore et le « body horror », nous sommes tellement attachés aux personnages que le film ne perd rien de sa densité émotionnelle. Ce qui constitue une véritable réussite.

Piper, adolescente mal voyante, et son frère Andy, sont très proches l’un de l’autre, et se retrouvent tous deux « placés » dans une famille d’accueil, qui se réduit en fait à une femme, Laura, aussi chaleureuse que visiblement déséquilibrée, qui porte encore le deuil de sa fille aveugle, décédée accidentellement. Inutile d’en dire plus, le scénario progressant très vite, d’une manière aussi implacable que logique, réussissant à être clair dans son propos (d’ailleurs explicité par le titre du film, que ce soit en VO ou en VF) sans jamais se perdre en explications inutiles. On peut regarder Substitution comme une relecture psychologique et « réaliste » (oui, oui !) d’un vieux conte de sorcière emprisonnant et dévorant des enfants : une femme détruite par le deuil, Sally Hawkins (exceptionnelle de froideur dissimulée derrière sa fantaisie, très loin de ses rôles habituels), accueille ces deux adolescents blessés dans une maison à l’écart du monde, hantée par un drôle de monstre (Ollie, qui porte à lui seul 90% de la terreur et de l’horreur visuelle du film). Mais l’intérêt de Substitution ne réside pas dans une quelconque actualisation de mythes ancestraux, mais dans son exploration – très juste, très pertinente – de l’emprise au sein de la famille, de la manipulation affective, et, finalement, de la dépossession identitaire.

Qui plus est, les Philippou osent aller loin, bousculer le spectateur dans ses habitudes, en sacrifiant leurs personnages de manière brutale, sans céder à une dramaturgie attendue. Substitution, avant de traumatiser son spectateur, le désoriente, en refusant les codes trop rassurants du genre. La mise en scène, sans être révolutionnaire, est d’une grande efficacité. Certains critiques anglo-saxons ont même osé qualifier le film « d’hitchcockien », ce qui doit bien être une première pour un film « d’horreur » contemporain. C’est que les deux réalisateurs connaissent leurs classiques, mais évitent de les citer pour faire les petits malins comme tant d’autres. D’ailleurs, pour continuer sur la question des influences, Substitution frappe fort – et choquera les spectateurs les plus sensibles – par son usage du "body horror". Sans trop tomber dans les excès gore, il s’agit de travailler la chair, d’affronter la dégradation physique, de décrire la douleur corporelle avec une précision qui évoque les premiers Cronenberg. Comme chez le vieux maître canadien, on ne parle pas ici d’accumuler les artifices horrifiques, visant à choquer, mais de développer un langage cinématographique spécifique.

On ne peut pas conclure sans mentionner l’excellence de l’interprétation : on a déjà parlé de Sally Hawkins, mais les deux jeunes interprètes confèrent à ce drame une humanité souvent bouleversante : Billy Barrat, repéré dans la médiocre série TV Invasion, dévoile ici un potentiel étonnant, tandis que Sora Wong, dont le personnage aveugle incarne une forme de clairvoyance tragique, loin de tout pathos, permet à Substitution de nous offrir une représentation du handicap nuancée, réaliste, évitant les clichés habituels.

Substitution ne révolutionne pas le genre, mais il le travaille avec sérieux et intelligence. En refusant la facilité adoptée par tant de films d'horreur, en choisissant d’interroger la douleur – autant psychologique que physique – plutôt que d’essayer de nous faire peur, il s’impose comme l’une des propositions les plus solides – et les plus dérangeantes – du cinéma de genre de 2025. On aimerait qu’un tel film soit mieux considéré qu’un « simple divertissement sorti en douce pendant l’été » : il le mérite.

[Critique écrite en 2025]


https://www.benzinemag.net/2025/07/31/substitution-de-danny-et-michael-philipou-les-fantomes-toxiques-du-deuil-et-la-chair-comme-ultime-territoire/

Eric-BBYoda
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le 31 juil. 2025

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Eric BBYoda

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