Le début des années 1990 est généralement considéré comme l’âge d’or d’Abel Ferrara. The King of New York, Bad Lieutenant, Body Snatchers, Snake Eyes et The Addiction sont tous réalisés entre 1990 et 1995. Le cinéaste new-yorkais y exprime l’extrême radicalité de sa mise en scène et y adosse une vision pessimiste de l’humanité. À cette époque, il a lui-même du mal à se départir de ses problèmes de toxicomanie, ce qui justifie une double lecture quant à la place accordée dans ces films à la drogue et aux accoutumances les plus diverses.


The Addiction prend pour cadre le New York natal du réalisateur. Filmé dans un noir et blanc sépulcral, le plus souvent de nuit, ce long métrage vampirique se montre prodigue de projections d’ombre et d’effusions de sang. Bâti sur un rythme lancinant, souvent proche de l’onirisme, il s’appuie sur un récit à triple fond : à l’intrigue vampirique fictive se juxtaposent une dimension autobiographique et une allégorie plus universelle de la condition humaine. Ce dernier point pourrait se résumer comme suit : un appétit insatiable occasionne des victimes collatérales, les scrupules s’estompent avec le temps et la responsabilité doit le plus souvent s’appréhender collectivement. À chaque étape de son film, Abel Ferrara porte des dialogues ou des symboles au crédit de ce schéma.


La mort plane sur The Addiction comme un nuage gorgé d’éclairs. Aux photos du massacre de Mỹ Lai au Vietnam succèdent les visions des charniers nazis ou les comparaisons entre une bibliothèque et un cimetière, tandis que l’héroïne du film, Kathleen, une jeune étudiante en philosophie campée par Lili Taylor, est transformée en vampire assoiffé de sang à la suite d’une morsure. Elle va dès lors répandre le mal qui l’« accable ». Les guillemets ont leur importance, puisqu’elle s’accommode parfaitement de cette nouvelle nature sanguinaire et crépusculaire : « Je ne me suis jamais sentie mieux. » C’est « la violence de ma volonté contre la leur ». « Je m’abandonne donc je suis », « je faute donc je suis ». Un vertige référentiel apparaît au creux du film. Beckett, Baudelaire, Burroughs, Kierkegaard, Feuerbach, Nietzsche, Heidegger ou Sartre sont tous cités dans The Addiction, le plus souvent de manière sibylline, emphatique et quelque peu vaine.


À ces contorsions intellectualisantes, desquelles Abel Ferrara faisaient lui-même peu de cas, on préfère le versant religieux du long métrage : Kathleen est une pécheresse ne parvenant pas à résister à la tentation et qui, après avoir cédé à ses pulsions les plus primaires (l’orgie vampirique), finit par trouver le chemin de la rédemption (l’interprétation ouverte de la scène finale). Mais The Addiction est aussi une expérience sensorielle, avec un noir et blanc aux contrastes envoûtants, des plans subjectifs saisis caméra à l’épaule, un travail sonore compilatoire et déroutant, une bande-son impeccable, une caméra en mouvement quasi permanent.


Le New York de The Addiction est nocturne, crasseux, écrasé par des ombres épaisses, clos par des volets fermés ou des espaces sans ligne de fuite. Quand Kathleen se balade dans les rues de la métropole, le sentiment d’insécurité, perçu de son propre point de vue, est immédiat. L’accoutumance, qui rappelons-le affligeait alors Abel Ferrara, est matérialisée à l’écran par des pulsions de mort. Les shoots d’hémoglobine de la jeune étudiante en philosophie renvoient directement aux injections des héroïnomanes. C’est là le cœur battant du film : les désirs et leur maîtrise, les paradis artificiels et leurs effets sur l’identité (la fameuse praxis), l’ascétisme impossible (qu’évoque à demi-mot Christopher Walken).


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Cultural_Mind
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le 9 mai 2021

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