On peut trouver un film à la fois mauvais et passionnant : c’est le cas, assez rare, d’Alto Knights. Sorti dans l’indifférence générale, sans campagne marketing de la part de Warner qui semble résigné à enchaîner les bides de compétition (Furiosa, Joker folie à 2, Mickey 17), le film avait tout de même de quoi exciter une certaine frange du public. Ce récit relatant la réelle rivalité épique entre deux boss de la mafia new-yorkaise dans les années 50 coche en effet bien des cases du savoir-faire hollywoodien. Qu’on y ajoute De Niro en tête d’affiche, Nicholas Pileggi à l’écriture (Les Affranchis, Casino, The Irishman), Dante Spinotti à la photo (grand fidèle Michael Mann durant les années 90), et on peut s’attendre à un film de Martin Scorsese. Mais sans lui, puisque Barry Levinson, dont les succès comme Good Morning, Vietnam ou Rain Man ne restent pas en mémoire comme des sommets de mise en scène.


Voilà le principal intérêt d’Alto Knights : voir un film scorsesien pris en charge par un autre réalisateur, et constater, à travers le résultat, le génie manquant et le talent apparemment inimitable du maître. Car le film ne se contente pas de relater un récit à la manière de Scorsese : il en reprend clairement tous les procédés stylistiques. L’écriture de Pileggi aide évidemment, dans l’emploi de la voix off omniprésente de Robert De Niro, la narration non linéaire et le recours aux photographies d’archives, et jusqu’au dispositif narratif lui-même où le personnage parle face caméra au public dans une confession de fin de vie. Mais c’est sans doute sur le montage que le pastiche est le plus manifeste : freeze frames, séquences maîtresses (l’audition, le meurtre chez le coiffeur) combinant trois à quatre scènes simultanées par le montage alterné, le tout agrémenté d’effets cherchant à reproduire la fluidité de certains mouvements d’appareil, ou les chichis inutiles comme le fait de filmer le visage d’un interlocuteur derrière un verre flou au premier plan.


Le premier motif de ratage est sans doute celui de l’embarras : il est toujours un peu gênant de voir un artiste imiter sagement plus talentueux que lui, affirmant par là même un manque flagrant de personnalité. Mais c’est surtout la question du dosage qui interpelle : la mise en scène est particulièrement pesante, obéissant à cette stupide idée qui veut qu’un bel effet le sera d’autant plus qu’on le soulignera davantage. Les dialogues étirés à l’excès déclenchent alourdissent une intrigue finalement très linéaire, et les effets de mise en scène semblent sont moins mobilisés pour approfondir le propos que pour empêcher le spectateur de sombrer dans l’ennui le plus total.


On ne peut évidemment pas passer sous silence l’autre idée saugrenue du film, consistant à faire incarner les deux personnages rivaux par le même acteur. Difficile d’y voir autre chose qu’une singularité marketing, voire une petite fantaisie de fin de carrière pour De Niro, qui après avoir joué le de-aging, s’essaie à la duplication. L’effet n’est pas aussi désastreux qu’il aurait pu l’être, et on est finalement plus dérangé par le maquillage outrancier de chacun des personnages que par la mystification nous permettant de les voir interagir. De Niro s’amuse à diversifier les partitions, entre le Costello froid et méthodique, et le Genovese pastichant un autre incontournable de Scorsese, à savoir l’italo-américain incarné par Joe Pesci. Difficile de déterminer si l’absence d’alchimie, malgré l’ambition affichée (les souvenirs d’enfance et la mélancolie d’une amitié détruire renvoie bien évidemment au monument Il était une fois en Amérique) est due à cet artifice inutile ou au manque de talent du réalisateur.


Toutes ces maladresses sont d’autant plus regrettables qu’on sent à plusieurs reprises à quel point le film aurait pu convaincre. Parce que les invariants du genre du film de mafia sont à plusieurs reprises mises en relation avec l’Amérique contemporaine, dans cette inépuisable question de la terre d’accueil des migrants (ici, italiens), du pays des opportunités et de la victoire vénéneuse du capitalisme, prospérant par la violence et la corruption. Dans cette attention portée à la naissance des médias (l’audition filmée, l’irruption d’un sénateur dans un jeu télévisé, les fake news orchestrées par Genovese dans la visite de sa fausse maison modeste…), et qui annonce tant de catastrophes actuelles… Autant de pistes tout à l’honneur du scénariste, mais qui n’auront pas su rencontrer l’œil assez vivace pour les mettre en image.

Sergent_Pepper
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Gangster, Vu en 2025, Flop 2025 et Vu en salle 2025

Créée

le 24 mars 2025

Critique lue 1.3K fois

16 j'aime

5 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

16
5

D'autres avis sur The Alto Knights

The Alto Knights
ServalReturns
7

Deux Niro

C’était sympa, agréablement surpris. Je craignais un énième film-de-mafieux-avec-De-Niro complètement mineur et sans intérêt, le concept étant désormais largement essoré depuis Les Affranchis (je ne...

le 20 mars 2025

12 j'aime

The Alto Knights
Behind_the_Mask
7

Mafia blues

Promotion tardive, programmation à la va-comme-j'te-pousse, c'est comme si même le distributeur de The Alto Knights ne croyait pas au produit qu'il doit vendre, rappelant la triste situation, en fin...

le 19 mars 2025

12 j'aime

The Alto Knights
cadreum
3

La mafia du cinéma

Il y a dans The Alto Knights le souhait de croire encore au mythe des hommes en costume trois-pièces, à la violence aux atours de velours. Barry Levinson, guidé par la plume de Nicholas Pileggi,...

le 10 mai 2025

8 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord de...

le 6 déc. 2014

787 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

737 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

634 j'aime

53