Cette critique ne spoile pas le film The House That Jack Built. Néanmoins, elle pourrait gâcher le plaisir de visionnage de certains.


Disons le tout de suite, je ne peux pas être sûr de ma note concernant The House That Jack Built après un seul visionnage ; et si je pouvais publier une critique sans avoir à noter le film, je l'aurais fait. Parce que les thèmes abordés ainsi que la manière dont ils sont traités demandent au moins un second visionnage pour n'importe quel fan de Lars von Trier un tant soit peu intéressé par le fond de ses films. Pour les autres, notamment celles et ceux ne connaissant pas du tout le réalisateur, The House That Jack Built sera probablement l'un des films les plus bizarres de l'année – voir un navet, si j'en crois certains retours de néophytes que j'aie eu à propos de ce film. Je ne peux pas nier que je fus moi-même surpris, à mon plus grand plaisir, mais ma note reste tout de même à confirmer.


Si ce film peut paraître si étrange pour les néophytes, c'est parce que le centre de The House That Jack Built est très clairement son réalisateur : Lars von Trier (Jack n'étant qu'une projection de von Trier à l'écran). On pourrait même dire qu'il s'agit là des confessions du cinéaste danois – voir même, que le « purgatoire » de Jack est en réalité celui du metteur en scène. Ce qui ne veut toutefois pas dire que The House That Jack Build est un film plus soft, plus politiquement correct, que les autres réalisations de Lars von Trier. Au contraire, ce dernier n'a probablement jamais été aussi provocateur et autant emmerdé la bienséance qu'avec ce film-ci. Entre des meurtres explicites, montrant une violence aussi frontale que gratuite, et le développement d'une philosophie anti-politiquement correct, anti-moraliste (plus exactement amoraliste : on pourrait d'ailleurs faire de nombreux liens entre The House That Jack Built et l’Œuvre de Friedrich Nietzsche ; ici Lars von Trier essaye d'amener son cinéma, et par extension l'art en général, Par-delà le bien et le mal) ; en somme, on ne peut donc pas dire que Lars von Trier se soit calmé après toutes les polémiques de ces dernières années. Ce qui est pour le mieux : avoir une voix dissonante par rapport aux nombreux longs-métrages lisses et moraux d'aujourd'hui, un film anti-système en quelque sorte, ça fait du bien – en plus d'amener des clés pour une réflexion fort passionnante à propos de notre époque. Ce qui ne veut pour autant pas dire que seul le cinéma de Lars von Trier est aujourd'hui digne d'être qualifié « d'artistique », il est juste un caillou dans la chaussure d'un cinéma de plus en plus sclérosé.


Dans The House That Jack Built, Lars von Trier reprend une structure narrative analogue à celle de son Nymphomaniac : l'histoire est racontée par le personnage principal, sous forme de chapitre, et la discussion entre les deux protagonistes principaux du récit permet au cinéaste de développer sa réflexion et la présenter au spectateur – ce que certains critiquent, mais von Trier assume totalement cette méthode. De même, la mise en scène du danois reste assez similaire à celle de ses autres films. Ici, pas de surprise : caméra à l'épaule, jump cuts et ralentis hautement esthétisés sont de mise. On peut aussi noter l'utilisation quasi-exclusive de courte focale, ce qui n'est pas tout à fait nouveau dans le cinéma de Lars von Trier mais qui prend un sens plus important dans The House That Jack Built. Car, étant donné que nous sommes dans la tête de Jack, que l'on voit tout de son point de vue, l'utilisation de gros plans combinés aux courtes focales obstrue totalement le décor derrière le personnage : elle nous empêche de voir ce à quoi il est, en quelque sorte, étranger : le monde extérieur. Narrativement et esthétiquement, nous sommes donc limités au point de vue de Jack, ce qui justifie par exemple la manière si brutale dont sont montrés les meurtres.


Avec ce nouveau film, on retrouve aussi le goût prononcé du cinéaste pour les nombreuses références aux œuvres classiques. Les références les plus évidentes restant celles faîtes à La Divine Comédie de Dante (Les Cercles de l'Enfer, par exemple) ainsi que la peinture, avec un plan reprenant La Barque de Dante (ou Dante et Virgile aux Enfers) d'Eugène Delacroix. Également, un enregistrement de Glenn Gloud se fait entendre à plusieurs reprises. Gloud étant l'un des meilleurs pianistes de tous les temps, se faisant notamment connaître pour deux enregistrements (en 1955 et 1982) des Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach. Gleen Gloud étant à la fois un virtuose dans son art mais aussi un excentrique – il chantait pendant qu'il jouait –, on peut aisément penser que Lars von Trier fait une projection de lui-même sur le pianiste. Toutes ces références ne sont, de plus, pas si vaines que cela car, au-delà du caractère auto-biographique (fantasmé, bien entendu) de l’œuvre, The House That Jack Built est aussi une profonde réflexion sur l'artiste et son art par rapport à son époque et ses codes inhérents.


Autre dynamique dans ce film, cette fois-ci assez nouvelle pour le réalisateur, l'utilisation de l'humour : même s'il n'était pas forcément totalement absent de ses précédentes œuvres, Lars von Trier déploie ici un humour noir, cynique et second degré comme cela ne s'était jamais vu dans son cinéma auparavant. On notera, par exemple, avec quelle ironie le réalisateur fait intervenir Hitler, alors que c'était exactement le sujet qui lui avait valu son Persona Non Grata au Festival de Cannes en 2011 ; et que, d'autant plus, The House That Jack Built a connu sa première projection à ce même Festival de Cannes. Et dans le même ordre d'idée, mais d'une manière bien plus subtile cette fois, le choix de l'acteur pour jouer le personnage de Verge – le personnage supposément moral du film – se révélera des plus (horriblement) exquis lorsqu'on sait quel est le plus grand rôle de l'acteur qui le joue. En ce qui concerne l'ironie, cette dernière ressort également par les choix et l'utilisation de la musique. Alors qu'elle servait à dramatiser l'action dans les autres films du cinéaste – l'apothéose étant probablement Melancholia où se fait entendre à plusieurs reprises le Prélude à Tristan et Isolde de Richard Wagner (si on exclut Dancer in the Dark, composition originale, évidemment) –, elle est ici servie avec énormément de second degré, d'ironie dramatique. Ce qui peut s'avérer aussi déconcertant que délicieux, comme c'est le cas de la musique qui accompagne le générique de fin.


En ce qui concerne les femmes, l'épicentre du cinéma de Lars von Trier, on pourrait penser que The House That Jack Built prend ce sujet à contre-pied en mettant en scène un personnage masculin comme protagoniste principal mais, en réalité, la Femme reste au cœur du film. Dans son dernier long-métrage, il s'agit pour Lars von Trier de se défendre contre cette accusation – si erronée – concernant la misogynie de son cinéma. La manière de travailler du réalisateur – pousser ses actrices à bout pour obtenir les meilleures performances possibles, en gros – est bien entendu très discutable mais son cinéma reste un cinéma féministe (j'en reparlerai plus en détails le jour où je critiquerai Antichrist) : la Femme en est le centre et est, sans aucune exception, toujours la véritable figure forte – au contraire de l'Homme qui, lui, est toujours la figure faible. Ce qui est parfois assez dissimulé et explique le fait que certaines personnes pensent, à tort, que le cinéma (et je parle bien du cinéma, pas de l'homme) de Lars von Trier est misogyne, alors que c'est tout le contraire.


Malgré tout cela, il est aussi important de remarquer que Lars von Trier n'a pas oublié ce qui fait presque l'essence de son cinéma : la déconstruction des codes. Ici, ce sont notamment les slashers auxquels le réalisateur s'attaque – au sous-genre du film mettant en scène un tueur en série plus exactement – dont les codes sont constamment brisés afin de prendre le spectateur de court et le surprendre. Et comme à chaque fois, ce n'est pas non sans génie que le cinéaste détourne les codes pour donner quelque chose de jamais vu à l'écran – à ce niveau du moins. The House That Jack Built pourrait donc être considéré comme une parodie, mais une parodie qui ne va jamais chercher la facilité – contrairement à la quasi-entièreté de celles qui existent aujourd'hui. Si le premier incident peut paraître si lourd dans ses dialogues, ce n'est que pour installer une zone de confort (factice, évidemment) chez le spectateur ; qui pensera dès lors que tout le film ne sera que de l'humour noir assez facile. Ce qui prendra une autre tournure à partir du troisième incident, puisque les spectateurs qui gloussaient jusqu'ici seront plutôt tentés de quitter la salle (j'en ai compté cinq, rien que pour cette séquence, pour ma part) que de continuer à rire. Si ce contraste fonctionne si bien, c'est grâce à l'écriture manipulatrice de Lars von Trier qui, à nouveau, a réussi son coup sur ce point.


Et puis, comment ne pas au moins mentionner la distribution. Chaque performance, même celles des acteurs enfants, est très bonne. Si on devait donner une mention spéciale à un rôle secondaire, elle reviendrait sans aucun doute à Riley Keough. Pour la première fois, l'actrice m'a véritablement impressionné, et ce avec une présence de seulement quelques minutes à l'écran. Aussi, et malgré une apparition encore plus fugace que celle de Keough, Uma Thurman est assez exquise dans son rôle. Cependant, le grand de ce film reste évidemment Matt Dilon. Les techniques de mise en scène de Lars von Trier, mentionnées plus haut, ainsi que l'écriture du personnage permettent à l'acteur de livrer une performance saisissante et effroyable – ce qui, dans ce cas, est un compliment. Ne l'ayant jamais vu ailleurs que dans ce film, du moins à ma connaissance, son personnage s'est avéré d'autant plus vraisemblable à mes yeux, mais c'est bel et bien l’interprétation de Matt Dilon – et la direction d'acteurs de von Trier – qui rend son personnage si crédible.


Avec The House That Jack Built, Lars von Trier dresse le bilan d'une carrière de plus de trente ans et boucle la boucle qu'il avait débutée avec Element of Crime en 1985 – son seul autre film portant sur un tueur en série. Malgré ce qu'on aurait pu penser, le réalisateur ne s'est aucunement calmé et son nouveau film apparaît finalement comme la suite logique de ses précédentes œuvres, aussi bien formellement que thématiquement. Peut-être que, cinématographiquement parlant, Lars von Trier n'atteint pas à nouveau le degré de quasi-perfection artistique qu'avait pu être son Melancholia et son Dancer in the Dark mais tout de même, en terme de réflexion, c'est sans aucun doute son film le plus complexe. The House That Jack Built est une œuvre outrancière, allant à contre-courant de son époque et qui hantera l'esprit du spectateur longtemps après la fin de la séance. Si ce film devait véritablement marquer la fin de la carrière de Lars von Trier, au moins en ce qui concerne les longs-métrages, et bien il s'agit là du meilleur qu'il pouvait réaliser.

Venceslas_F
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le 29 oct. 2018

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Venceslas F.

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