Palme de la séance « choc » du dernier festival de Cannes, The House that Jack Built marquait le retour de Lars Von Trier sur la Croisette après sept années de bannissement. On le sait, depuis toujours, et encore plus ces dernières années, le cinéma du Danois n’épargne pas son spectateur, et ce n’est pas cette dernière œuvre qui changera la donne puisqu’elle a fait sortir de sa projection une centaine de spectateurs offusqués « par tant de violence ». Fable extrêmement sombre – et pourtant drôle – sur la violence et sa représentation, en même temps qu’un autoportrait surprenant de sincérité et d’émotion, The House that Jack Built est peut-être le plus grand film qu’on n’ait vu à Cannes cette année.


« La vie sur Terre est mauvaise » disait l’inoubliable Justine, la mariée dépressive de Melancholia (2011). Cette phrase semble planer sur tout le cinéma de Lars Von Trier depuis la sortie de ce qui reste à mon sens son plus grand film. Son œuvre n’a jamais été joyeuse, certes. Mais depuis Melancholia, et même plus précisément depuis Antichrist (2009), son désespoir semble être devenu ontologique, inaltérable. Dans cette nouvelle œuvre, rien ne pourrait sauver la nature essentiellement mauvaise de l’homme et de l’existence, pas même la beauté et l’art. Il y a du lyrisme dans la splendeur formelle des travaux de Lars Von Trier depuis Antichrist, mais tout cela est vain. Cette beauté ne peut plus cacher le néant de l’existence des hommes. Au contraire, elle semble précipiter les personnages et les spectateurs vers les gouffres. The House that Jack Built n’est pas seulement la continuation de ces réflexions, il en est l’accomplissement à la fois formel et intellectuel.


Comme souvent chez LVT, le film se découpe en chapitres. Jack, le serial-killer, raconte à un mystérieux interlocuteur, Verge qui restera sans visage et sans nom jusqu’à l’épilogue, cinq « incidents » au cours de sa vie de meurtrier. Cinq meurtres donc, plus ou moins atroces, mais aussi cinq pièces d’une construction artistique globale. Car Jack veut construire avec ses cadavres une maison où habiter, une sorte de cathédrale. Il s’agit donc de plonger dans la conscience d’un cerveau malade, se considérant très clairement et tout au long du métrage comme tel, et se dévoilant petit à petit au cours d’un dialogue où les personnages se permettent toutes les digressions qu’ils veulent, faisant se cogner des références et des éléments plus ou moins incongrus entre eux. On est donc beaucoup plus proche de Nymphomaniac que de Angst (Gerald Kargl, 1983) – oui, oui, je ne cite pas la traduction française débile et discriminante – parce qu’il y a là toujours une distance presque ironique que le second n’a pas du tout, imposée notamment par le jeu extraordinaire de Matt Dillon – avec ce film, il sort enfin de l’ombre – qui composait cette année de loin la performance d’acteur la plus géniale du festival. Avant toute chose, il faut dire que le cinéaste atteint dans cette ambition maladive et ce système de narration intégralement en dialogue, une virtuosité d’écriture inégalée. Les digressions de Nymphomaniac étaient parfois très réussies – tout le monde se souvient de la « pêche » – et Trier se montrait déjà d’une rare solidité narrative – le vol. 1 de ce précédent film était un modèle d’écriture – mais il y a dans The House that Jack Built une force supérieure qui donne le sentiment que son réalisateur pourrait tout faire passer. Ce tour de force se sent très puissamment dans les premiers moments du récit qui sont, disons-le, totalement vides. Jack tue, parfois atrocement, parfois moins, il n’est jamais mis en danger, et tous les meurtres pourraient s’enchaîner de la sorte, ponctués de plus ou moins brillants apartés, sans pour autant qu’on puisse arrêter de regarder. Cela tient à la simple puissance de la narration, parfois l’intelligence des commentaires des personnages, souvent à cette capacité inouïe à tenir des séquences sur peu de choses – par exemple les tocs du personnage principal, et notamment son obsession pour la propreté retranscrite dans une séquence d’anthologie – et à maîtriser un art fou de la surprise ou de la durée – on peut citer l’inouïe surprise de la pluie, ou l’insoutenable durée de la séquence avec Riley Keough d’un maîtrise absolument glaçante. C’est là qu’un défaut pointe le bout de son nez, évidemment. Cette virtuosité ne tournerait-elle pas à vide ? Si, précisément. Dans The House that Jack Built, non seulement la virtuosité tourne à vide, mais elle se dirige vers le vide, le grand néant : l’Enfer.


La dureté de l’accueil d’un film à Cannes a rarement été aussi intéressant. Bien sûr, on peut toujours dire : « c’est parce qu’à Cannes les gens ne connaissent pas le cinéma de genre ». C’est en partie vrai, mais on se doit d’aller plus loin. Lors de la première projection, plus d’une centaine de personnes sont sorties offusquées par la violence, tant et si bien qu’on pouvait hésiter plus d’une fois – même moi, franchement, j’étais pas rassuré à l’arrivée à 8h30 – à aller voir le film le lendemain. Pourtant, les spectateurs n’ont jamais été aussi avertis. Pour la première fois de l’histoire du festival, on pouvait voir sur chacune des invitations un avertissement pour les scènes de violence, et presque tout le monde savait sur la Croisette que si le long-métrage n’était pas en compétition, c’était en raison des réticences de la présidente du jury Cate Blanchett, à devoir assister à ces scènes. Frémaux aurait donc décidé de le programmer hors-compétition pour que seuls les avertis, et ceux qui voulaient vraiment le voir, le voient. On peut d’autant plus s’étonner de ces réactions épidermiques que parmi les autres œuvres de Lars Von Trier, The House that Jack Built se montre clairement moins insoutenable et complaisant que les trente dernières minutes d’Antichrist par exemple. En fait, ce n’est sûrement pas la dimension explicite de la violence qui fait sortir les spectateurs de la salle, c’est cet appel du vide. Tout est vide dans le long-métrage. Filant la métaphore avec l’art – le meurtre en série étant classé par Jack parmi les Beaux-Arts – LVT filme ces abjections comme des gestes vains, dirigés vers le néant, que même une aspiration au sublime ne vient jamais expliquer et encore moins sauver. Dans la narration, ce vide est également partout, puisque Jack, ou Mr Sophistication comme il est surnommé, n’est jamais menacé. Il peut tuer, mutiler et massacrer des femmes comme des enfants, personne n’est là pour essayer de sauver ces victimes. Dans une scène ahurissante, une de ses proies – incarnée par une extraordinairement impliquée Riley Keough – essaie de prévenir un policier dans les parages qu’elle est en danger. Face à son attitude et à celle de Jack qui beugle sa culpabilité dans la rue, il et s’en va comme si de rien était, persuadé que les deux sont ivres. C’est l’impunité de Jack, la pleine conscience qu’il en a, la bassesse, le néant atroces qui l’entourent et dans lesquels il se plonge avec délectation, qui peut faire atteindre à n’importe quel spectateur, même le plus averti, sa limite. Que tout cela ne soit pas insoutenable est parfois presque pire. La distance ironique de Lars Von Trier et de tous les personnages sur les incidents sont terribles car elles rendent presque tout regardables, même le meurtre atroce d’enfants.


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PjeraZana
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le 3 juin 2018

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