The Intruder
7.5
The Intruder

Film de Roger Corman (1962)

Comme d'habitude, Corman tourne son film très rapidement, et avec presque aussi peu de moyen qu'à l'accoutumée. Moins de trois semaines, dans une petite ville du Missouri, état voisin (mais légèrement plus calme) de ceux où de nombreux troubles émaillent la tentative de mise en place de la loi de mixité raciale dans les écoles, voulue par l'administration Kennedy.
Car la première chose remarquable de ce film est que sa réalisation intervient en 1961, ce qui en fait un grand précurseur de tous les films populaires liés aux problèmes raciaux, qui arriveront plutôt dans la deuxième partie des années 60 (à l'exception peut-être d'un film comme la chaine, de 1958) et présente le mérite reprendre position au cœur des évènements naissants.


Et de fait, la population locale, mis à contribution, ne saura pas très bien de quoi il retourne avec ce tournage, et se montrera particulièrement coopérative et spontanée lorsqu'il va s'agir d'accueillir de manière enthousiaste les propos racistes et enfiévrés d'Adam Cramer, personnage centrale et charismatique du film. Les regards des populations du quartier noir qui voient passer les véhicules chargés de blancs cagoulés ne trompent pas non plus: il y a fort à parier que les scènes transpirent le (mal) vécu. D'ailleurs, il a été raconté que les locaux se sont montrés tout aussi pro-actifs quand il s'est agi de mettre en place une croix à bruler.
Lorsque le doute aura été propagé dans une ville à la taille trop modeste pour noyer le poisson, et lorsque chacun commence à comprendre qu'il est peut-être question d'une œuvre qui dénonce les comportements locaux plutôt que de les exalter, les problèmes s'enchainent rapidement, et la fin du tournage se montre houleuse. Il faut entre autre négocier avec le shérif local alors que les autorisations sont valides (et même tourner pendant les négociations) et choisir une école de la bourgade attenante pour pouvoir finir de tout mettre en boîte.


Car le propos est aussi ambitieux que retord. Charles Beaumont, scénariste prolifique de séries télé (dont surtout la quatrième dimension) adapte ici son propre roman, qui raconte comment un individu au visage d'ange vient réveiller les passions d'un patelin de la bible-belt qui semblait parti pour accepter malgré lui la nouvelle loi de mixité raciale, à grands coups de fake-news assumées. Aucun rapport avec l'Amérique d'aujourd'hui, ou la France de la manif pour tous, bien évidemment.


William Shater, qui n'a quasiment fait que de la télé et du théâtre jusque là, trouve ici un premier rôle dans lequel on découvre médusé un talent qu'on ne lui soupçonnera plus par la suite. Il campe à la perfection un être manipulateur et cynique, aux motivations et ressources troubles et aux faiblesses affleurantes.
Un diamant noir qui irradie d'une influence vénéneuse une œuvre puissante qui va droit vers son dénouement, ne s'embarrassant pas des fioritures qui pollueront parfois ce genre de tentative par la suite. Le tout est servi par une mise en scène plutôt classieuse compte-tenu des conditions évoquées au début.


Pas de bol pour Roger Corman (et son frère Gene, co-producteur) le film ne connaitra, au vu de son sujet, qu'une distribution erratique, aux Etats-Unis comme en dehors, et sa récompense au festival de Venise ne suffira pas à assurer sa pérennité. Ou comment l’œuvre la plus ambitieuse de son auteur, la plus politiquement engagée et la plus artistiquement aboutie sera la première à lui faire perdre de l'argent, de telle sorte qu'il ne s'y re-frottera plus, préférant ensuite adapter entre autre les nouvelles de Poe, avec le bonheur que l'on sait.


Évidemment, la scène finale pourra légèrement décevoir le spectateur captivé par les parallèles qu'il aura pu jusque là établir avec l'époque actuelle, dans la mesure où (ce n'est qu'un demi-spoil) une fois la vérité établie, la foule met fin à son mouvement vengeur. Aujourd'hui, on sait que ces mêmes foules ne veulent non seulement pas reconnaitre ce qui pourrait ressembler à des éléments factuels n'allant pas dans leur sens, mais en plus s'accordent naturellement pour fabriquer de toutes pièces les vérités utiles à leurs délires.


le destin que l'on prête à Adam Cramer est assez savoureux. Il se relève, s'époussette, et on ne doute pas une seconde que, remis de ses émotions, il va poursuivre son oeuvre malfaisante dans la ville suivante


Dernier détail: j'ai vu ce film dans le cadre d'une soirée 100% Corman, organisée par le cinéma Utopia d'Avignon que je découvrais pour l'occasion, dans des conditions particulièrement agréables (deuxième séance à l'aveugle, verre servi dans la cour entre les deux films) et le tout présenté par Michel Flandrin, journaliste local qui s'est montré aussi érudit en cinéma qu'il est expert dans le cadre du festival d'Avignon, grâce à qui je récupère pas mal d'informations utilisées ici. Une première expérience extrêmement agréable (je suis nouveau sur la ville) qui en appellera certainement de nombreuse autres.

guyness

Écrit par

Critique lue 948 fois

39
12

D'autres avis sur The Intruder

The Intruder
socrate
9

De la difficulté de mettre fin à la ségrégation

Voilà un chef-d'œuvre assez méconnu de Roger Corman, qui le considérait pourtant comme un de ses préférés. Un film politique fortement engagé à une époque où la défense des droits civiques aux...

le 16 nov. 2011

36 j'aime

11

The Intruder
Morrinson
8

« A mob doesn't think, it hasn't time to think. »

Un film sorti trois ans avant les marches de Selma (et donc 50 ans avant le déchet d'Ava DuVernay), sidérant dans son approche, rappelant de manière anachronique l'histoire de James Meredith, le...

le 3 janv. 2016

22 j'aime

14

The Intruder
Boubakar
8

Flatter pour tuer.

Dans ses interviews, Roger Corman revient fréquemment sur ce film, le seul qui lui a fait perdre de l'argent, mais c'est c'est aussi celui dont il est le plus fier. Il a raison, car non seulement,...

le 16 mars 2019

10 j'aime

1

Du même critique

Django Unchained
guyness
8

Quentin, talent finaud

Tarantino est un cinéphile énigmatique. Considéré pour son amour du cinéma bis (ou de genre), le garçon se révèle être, au détours d'interviews dignes de ce nom, un véritable boulimique de tous les...

le 17 janv. 2013

343 j'aime

51

Les 8 Salopards
guyness
9

Classe de neige

Il n'est finalement pas étonnant que Tarantino ait demandé aux salles qui souhaitent diffuser son dernier film en avant-première des conditions que ses détracteurs pourraient considérer comme...

le 31 déc. 2015

315 j'aime

43

Interstellar
guyness
4

Tes désirs sont désordres

Christopher navigue un peu seul, loin au-dessus d’une marée basse qui, en se retirant, laisse la grise grève exposer les carcasses de vieux crabes comme Michael Bay ou les étoiles de mers mortes de...

le 12 nov. 2014

296 j'aime

141