En sortant de ma séance, j'étais perplexe. J'étais également rongé par la peur d'avoir raté quelque chose. Plus j'y repense, plus je comprends, plus je suis sûr de mon avis. Je suis donc partagé, fasciné par une maîtrise plastique ahurissante, et déçu par les nombreuses failles que cette maîtrise tente vainement de dissimuler. Le film est trahi par deux failles majeures : un scénario bien trop flou et pas aussi explicite que nécessaire, et une volonté systématique de trop en faire, que ce soit dans le jeu des acteurs ou dans l'esthétique du film.

Le plus gros problème de The Master (et ce qu'on ne dit pas assez), c'est que son scénario est loin d'être assez fouillé pour ce qu'il prétend être (ce qui me pousse à croire que je suis passé à côté d'un truc, mais plus j'y réfléchis, moins je doute). Le postulat de départ est aisément compréhensible : un vétéran, Freddie Quell (interprété par Joaquin Phoenix, je reviendrai dessus) noie ses soucis et sa folie naissante dans l'alcool, avant que Lancaster "The Master" Dodd (Philip Seymour Hoffman) ne le prenne sous son aile et tente de le soigner en lui appliquant les préceptes d'une secte qu'il a créée, La Cause (malgré les dénégations lues ça et là, impossible d'ignorer l'inspiration qu'a été la Scientologie). Jusque là, tout va bien.
Mais passées les quelques minutes d'ouverture précédant la rencontre entre les deux protagonistes, assez mystérieuses et donc volontairement implicites, on a la sensation d'être un spectateur éloigné, impuissant, que l'on placerait dans la pièce (logiquement, de nombreuses scènes sont filmées en intérieur) mais à qui on ne dévoilerait ostensiblement qu'un quart de la conversation. Le reste nous échappe entièrement.
Difficile, dans ces conditions, de voir clair dans la relation dominant/dominé qui se développe tout au long du film. Ainsi, pendant deux longues heures et dix-sept minutes, l'histoire est survolée, ne permettant jamais au spectateur d'explorer les enjeux dévoilés. C'est pareil à tout les niveaux : quitte à ne pas parler nommément de la Scientologie, Paul Thomas Anderson aurait au moins pu l'attaquer. Ici, le gourou n'est attaqué frontalement qu'à trois reprises : lors d'un échange virulent avec un détracteur (qui ébranle plus "le Maître" que ses "sujets"), quand une adepte lui pose une question gênante à propos d'un léger changement d'orientation d'une des questions que La Cause pose à ses futurs fidèles et lorsqu'il se fait arrêter par la police.
Un personnage aurait mérité d'être bien plus creusé, c'est celui du fils, Val, qui affirme pendant un échange avec Freddie Quell que son père "invente tout au fur et à mesure". Voilà donc ici la seule attaque directe qu'il prononcera, pas de guerre familiale au programme et nulle lutte entre père et fils à l'horizon, ce qui ne peut qu'être regrettable quand on voit comme le film est finalement peu dense.
Le spectateur, constamment lancé sur des pistes qui ne sont jamais déroulées, est forcément largué à force de voir les mêmes schémas se répéter.

L'autre défaut important du film, c'est sa volonté (ou son réflexe) de vouloir s'affirmer comme chef d'oeuvre. On le sait, qu'Anderson est un réalisateur de talent, est-ce vraiment utile de le souligner à chaque plan ? Alors oui, la photographie et la lumière, soignées, reflètent à merveille l'atmosphère dure et tendue transmise dans chacun des plans; oui, le son est travaillé avec minutie, oui oui oui et oui, tout est plastiquement proche de la perfection. Le résultat, c'est que plus on s'en rapproche, plus on s'ennuie. On finit par s'épargner une attention aux détails qui semble futile tant l'ensemble est supposé est une (longue) démonstration du talent du réalisateur.
Quant aux acteurs, ils sont constamment à la limite du cabotinage, surtout Joaquin Phoenix, maltraitant son corps, courbant son dos, tordant son visage dans tous les sens, déformant chaque son qui parvient à s'échapper de ses lèvres de biais. Philip Seymour Hoffman reprend un rôle qui lui colle bien : celui du manipulateur qui finit par se perdre dans ses propres idées. Le reste du casting est à la hauteur des ambitions du film, notamment Amy Adams, tout en retenue, chez qui le jeu passe (pour une fois) uniquement par le regard, intense.

On ne peut donc être que mitigé en observant ce spectacle auquel on reste étranger deux heures durant, malgré la fascination pour le travail de mise en scène.
sinh
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le 16 janv. 2013

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