Le monde de Tron : Ares s’ouvre comme une prière électrique, un bruissement de néons dans la nuit du réel. On y entre non par la porte du souvenir mais par celle du vertige : celle d’un cinéma qui cherche à ressaisir, dans la vibration du pixel et la lente respiration des circuits, quelque chose comme la trace de l’humain dans la lumière. Joachim Rønning, héritier inattendu d’un mythe cybernétique né il y a plus de quarante ans, s’avance ici sur un fil tendu entre nostalgie et prophétie, entre le rêve d’un monde synthétique et l’angoisse de le voir nous engloutir. Tout, dans ce troisième Tron, semble osciller — comme si le film, conscient de son propre statut de relique numérique, hésitait entre l’élan du renouveau et la mélancolie du déjà-vu.
Cette hésitation, Rønning en fait une matière sensible. Il ne cherche pas à dompter le chaos visuel de la franchise, mais à lui donner un pouls, une chaleur. La texture du film, saturée d’éclats froids et de vapeurs bleutées, semble respirer à travers les corps de ses personnages. Ares, entité née du code et soudain arrachée au monde digital pour habiter celui des hommes, incarne cette fracture : Jared Leto, hiératique, presque spectral, joue un être qui découvre la gravité du réel comme on apprendrait à marcher dans un rêve. Ce n’est pas tant une performance que la gestation d’un symbole — celui d’un cinéma en quête de chair dans la machine. Et si le film échoue parfois à lui donner l’épaisseur psychologique qu’il mérite, il trouve dans ses silences, dans ses mouvements suspendus, une sorte d’émotion primitive.
L’esthétique de Tron : Ares demeure fidèle à l’utopie visuelle de la saga : géométries mouvantes, chorégraphies de lumière, architecture où la ligne remplace le décor. Mais là où Joseph Kosinski, dans Tron : L’Héritage, faisait de cette perfection un pur espace de contemplation, Rønning tente d’y introduire la souillure, la poussière, le tremblement du monde concret. Les séquences les plus saisissantes sont celles où la perfection numérique se fissure, où le réel s’invite dans le programme : un éclat de soleil sur une visière, la respiration haletante d’un personnage au cœur d’un environnement qui ne respire pas. Le montage, nerveux mais souvent elliptique, accentue cette sensation d’instabilité — comme si chaque raccord cherchait à rattraper une pensée qui s’effiloche. Parfois, cette frénésie se fait vaine : la virtuosité menace de tourner à vide, la clarté narrative s’érode, et l’on se perd dans un déluge d’images trop conscientes d’elles-mêmes.
La bande-son de Nine Inch Nails, tout en nappes industrielles et pulsations viscérales, agit comme une architecture invisible : elle traverse le film de l’intérieur, amplifiant son souffle tragique. Rarement une bande-son aura si bien traduit le battement d’un cœur artificiel. Elle donne au moindre travelling une dimension d’épopée intime, à la fois sombre et sensuelle, et parvient parfois à dire ce que le scénario, trop didactique, peine à exprimer. Car le récit, malgré ses ambitions métaphysiques — la confrontation de l’intelligence artificielle à la conscience humaine —, reste corseté dans une structure prévisible, souvent contrainte par les impératifs d’un blockbuster Disney qui redoute encore l’abîme. On devine le film rêvé derrière celui qui s’offre à nous : un conte existentiel sur la matière et l’esprit, mais lesté de dialogues explicatifs, d’arcs dramatiques qui rassurent quand il faudrait déranger.
Pourtant, dans ses éclairs les plus inspirés, Tron : Ares retrouve cette grâce singulière qui faisait la beauté de la franchise : la possibilité de croire, le temps d’un plan, qu’un monde de pure lumière puisse contenir la douleur d’être. Greta Lee, bouleversante de retenue, apporte à ce ballet technologique une intensité humaine qui échappe à tout maniérisme. Autour d’elle, la direction artistique semble parfois se dissoudre pour la servir, comme si la démesure visuelle se faisait soudain humble face à la fragilité d’un visage. Là se trouve peut-être la réussite la plus profonde du film : non dans son récit, mais dans cette tension entre l’abstraction et la chair, entre l’immensité des circuits et la vulnérabilité d’un regard.
Ce n’est pas un film abouti, mais un film vivant, traversé de contradictions. Trop conscient de son héritage pour oser la rupture totale, trop sincère pour se réduire à un exercice de style, Tron : Ares demeure un objet suspendu, à la fois fascinant et frustrant. Il trébuche là-même où il brille : dans son désir de concilier le spectacle et la pensée, la froideur numérique et la fièvre humaine. Et pourtant, au détour d’une image, d’une cadence, d’une lumière qui vacille, il parvient à toucher ce que le cinéma de science-fiction oublie trop souvent : la beauté fragile d’une illusion qui sait qu’elle va s’effacer.