Paul Thomas Anderson a cette qualité revigorante de donner du fil à retordre aux adeptes rigides de la politique des auteurs : chaque film semble prendre une nouvelle direction, que ce soit en termes de thématiques, de genre exploré, voire d’esthétique. Alors qu’une vision générale de sa filmographie tendait vers une certaine radicalisation auteuriste, le cinéaste mature longuement ses projets, et ne se refuse aucune trajectoire.
Une bataille après l’autre pourrait évidemment être rapproché de bon nombre de ses films précédents, mais reprend surtout du dernier en date, Licorice Pizza, l’amour de ses personnages, pour les intégrer dans un nouvel univers narratif. La comédie branque reste un des fils rouges de cette cavale dantesque dans laquelle la cellule familiale est mise à l’épreuve de la clandestinité : ici, point de héros, mais des silhouettes tentant tant bien que mal de se soustraire aux autorités, dans une course folle où l’on chute et on dynamite de l’intérieur les sacro saints préceptes des révolutionnaires. Car il ne s’agit moins de chanter la légende dorée d’un camp contre l’autre en magnifiant des héros, que de montrer des individus contraints, et incapables d’habiter un pays gangrené par ses dérives idéologiques et son repli sur soi. PTA cartographie une Amérique quadrillée par des zones d’enfermement, des ilots de sédition, des utopies libertaires ou des goulots clandestins. Espaces poreux et paranoïaque, où le cinéaste multiplie les trajectoires et renoue avec sa virtuosité des plans-séquence, par les toits, les sous-sols, les tunnels, en voiture, en skate, à pied, et où aucun citoyen ne peut se sentir à l’abri. Cinéma guérilla, en somme, assumé par la citation de La Bataille d’Alger, diffusée sur un téléviseur.
Le film déroule ainsi, sur un rythme ininterrompu qui rappelle la narration frénétique de Magnolia, une arborescence de destinées à partir d’une question cruciale, celle de la paternité – qui renvoie, bien entendu, au rôle désormais vicié d’une mère patrie qui aurait décidé d’abandonner ses enfants les plus vulnérables. « Get the big picture », assène-t-on à Bob, qui doit composer avec une série d’éclatements de la cellule familiale à l’échelle d’un pays. PTA excelle dans la gestion de ces proportions contradictoires : sa caméra dresse autant le portrait des visages de personnages hauts en couleur, qu’elle saisit les flux multiples de leurs trajectoires, tout en cadrant les différents groupes qui nourrissent les enjeux contradictoires de cette quête. L’univers des révolutionnaires, notamment dans la fantastique séquence chez un Del Toro Sensei irrésistible, où le flegme et la détermination du maitre équilibrent à la perfection des sorties de route d’un protagoniste aux abois. Le monde militaire, autour du personnage de Sean Penn, qui centralise le grotesque d’une personnalité dévorée par les pulsions contradictoires entre ses instincts et ses élans idéologiques, et dont la force de frappe permet au réalisateur de vicier les ressorts du film d’action qu’il exploite. Car si les séquences spectaculaires abondent à grands ressorts de Hummers, helico et artillerie lourde, c’est surtout pour les mettre au service d’un pays qui a perdu toute boussole morale, ajoutant à l’enthousiasme du blockbuster l’effroi glaçant d’une dérive idéologique irréversible. Un constat confirmé par le dernier univers, celui des décideurs, dans une confrérie de l’ombre aussi ridicule qu’effrayante, où l’on ira nettoyer en polo Lacoste une Amérique qu’on veut Safe and Pure, débarrassée de tous ses lunatics.
DiCaprio, figure centrale de ce chaos permanent, trouve un rôle parfait, où il peut enfin mettre en équilibre la formidable énergie qu’il a toujours insufflée à ces personnages. Loser cramé par les substances illicites, idéaliste devenu pragmatique, amant puis père, il est d’abord un suiveur de figures plus grandes que lui, dont la magnétique Perfidia, qui brûle littéralement le prologue de sa présence. Lancé dans une course catastrophique, il irrigue le récit de cette présence magnétique, et donne chair à l’ambition de son réalisateur, qui convoque une star dans un film à grand spectacle, dans lequel l’émotion sera le catalyseur central des inquiétudes sur l’état du monde. Un miroir inversé d’Eddington, qui regardait à sa manière la même polarisation.
Car le génie du point d’équilibre se saisit effectivement dans le regard en surplomb : dans cette société où plus personne ne se regarde, où l’on traque ou fuit, des lignes de convergences se dessinent : celle d’un écran analysant l’ADN, puis d’une route sur laquelle les récits alternés vont fusionner dans une incroyable séquence. PTA, par le jeu des focales, fait du bitume une matière mouvante, et projette des véhicules dans une course qui ne passe pas nécessairement par les poncifs de la vitesse pour développer son intensité. Avec le format VistaVision, une autre manière de convoquer un cinéma qui semble révolu, où l’on semble filmer le réel, des décors tangibles, des visages, des corps et des misères, et l’émancipation progressive d’une adolescente initiée à une vocation elle aussi apparemment d’un autre temps, celui de la Révolution.
Sur la route sans virages de l’Amérique des grands espaces conquis, ce final cathartique remet les pendules à l’heure, tressant la virtuosité du film d’action, le brûlot politique et le lyrisme familial. Et fait de la bande de bitume une destination vers une ébauche d’avenir, où l’on se réconcilierait avec une Amérique où les liens peuvent être autre que ceux du sang. Du papa poule aux idéaux d’une terre d’adoption, PTA lui aussi gets the Big Picture.
(8.5/10)