S’il devait y avoir un maitre-mot à la fimographie de Paul Thomas Anderson, ce serait certainement « confusion ». « Une bataille après l’autre » est de tous ses films sans doute le plus puissant et efficace, car il parvient à lier une contre-histoire de l’Amérique contemporaine à un récit plus emphatique que ceux de « The Master », « Inherent Vice », ou « Licorice Pizza », lesquels s’attardaient sur des trajectoires labyrinthiques et désenchantées par la Seconde Guerre Mondiale ou le conflit vietnamien. Ici, la guerre est celle des frontières: dès les premières minutes, Perfidia et Bob, appartenant tous deux à un groupuscule révolutionnaire, libèrent des immigrés clandestins, multiplient les actions armées, s’embrassent langoureusement en plein milieu de la fabrication d’une bombe, font sauter des lignes à haute-tension, baisent sur le capot d’une voiture… Comme souvent chez PTA l’exposition va moins placer les pions du récit à venir que donner le ton et le rythme auxquels nous spectateur seront dévorés. Le premier dialogue entre Perfidia, la cheffe révolutionnaire, et le colonel Lockjaw, antagoniste particulièrement sibyllin, l’indique d’emblée : l’ensemble des conflits engendrés par le scénario découleront de la verge, du désir dévorant, et de l’acte créateur. En prenant Lockjaw en otage au début du film, Perfidia le force à se mettre en érection, et toute la dynamique à suivre trouvera son origine dans le désir malade et solitaire qu’éprouvera le colonel à l’égard de la jeune femme, à partir de cette simple séquence introductive. Aussi, la relation entre Perfidia et Bob trouve rapidement ses limites : elle est toujours debout à aller à droite à gauche, à se mouvoir, à braquer, à baiser… Lui est souvent assis, ou au mieux statique, assignant sa trajectoire à résidence, et Perfidia se désintéressera de lui dès qu’il lui suggérera de former une famille. Il sera donc question de pulsions insurrectionnelles et érotiques, de vice-versa, de va et vient, de flux et de reflux, d’états émotionnels spontanés et de flamme à entretenir, mais aussi de corps agités ou statiques. En bref, lutte contre le fascisme et utopie sexuelle au menu dans cette excessive exaltation prenant les traits d’un récit basique suivant Bob à la recherche de Willa, sa fille kidnappée. Vous n’avez pas compris grand-chose à ce gloubi-boulga ? Et bien sachez que le film est nerveusement et tendrement bien plus confus encore.
On pense beaucoup à « Inherent Vice », que PTA avait sorti il y a plus de dix ans. Pur film déambulatoire, sorte de « Chinatown » inversé où le vert de la marijuana aurait remplacé le rouge du sang, et où un détective privé aux yeux rouges chancelle à L.A dans une enquête le menant sur un chemin comico-paranoïaque abreuvé de Krautrock. C’était déjà l’une des propositions hollywoodienne parmi les plus réjouissante et anti-conformiste de la dernière décennie, et en réadaptant une seconde fois Thomas Pychon, PTA relève les mêmes motifs et les mêmes stratégies de mise en scène : manque de vivacité d’un héros lent corporellement et mentalement, regards en chien de faïence, abandon familial, vêtements de clochard, drogue et canapé, usage répété du gros plan, arrivée silencieuse de la menace en profondeur de champs… Mais l’idéal d’« Une bataille après l’autre » n’est pas une enquête laborieuse aux soubresauts psychédéliques, c’est au contraire un message clair martelé tout du long jusqu’au grotesque : « VIVA LA REVOLUCIÓN! ». Aussi, le film dispose d’une linéarité que l’on attendait presque plus de son auteur, lequel parle d’une Amérique amenée à la folie d’une culture fondamentaliste transformant sa population en groupies, et PTA pousse l’image à totalement épousée la nervosité de ses personnages. Il parvient à transformer Leonardo DiCaprio et Teyana Taylor en une constellation de révolutionnaires délicieusement pléthorique, drôles, et sans amour pour la vie quotidienne. Mais venant de PTA, ce genre de démarche passionnante n’a plus grand chose d’étonnant. Là où le cinéaste se montre imprévisible, c’est en faisant de son antagoniste, le colonel Lockjaw, suprémaciste, masculiniste et écœurant, véritable libido ambulante campée par un Sean Penn morbide, le cœur de son film. Alors que Bob, interprété non sans douceur par Leonardo DiCaprio, semble avoir abandonné toute sexualité au profit du pétard, se déplace piteusement, ne quitte jamais son peignoir et oublie tout jusqu’à son idéal révolutionnaire ; Lockjaw lui est l’exact inverse : il bande sur commande, il porte des tenues ridiculement cintrées, surmonte des obstacles extrêmes, contorsionne sans cesse son visage mais ne tressailli même pas lorsqu’une balle le frôle, et c’est une véritable personnification de la frustration sexuelle exhibant ses biceps veineux et étalant à nos yeux son cerveau rempli de racisme et de pensées primaires. Bref, c’est un rôle en or pour un acteur caractériel comme Sean Penn, lequel ne cesse d’épanouir le personnage dans un jeu troublant surfant sur le fil barbelé du déplacement musculaire. L’ensemble de l’énergie du film et sa dynamique proviennent justement de cette libido militarisée dont PTA se moque volontiers, Penn finissant par épouser une absurdité hilarante non sans faire penser à Robert Duvall en colonel Kilgore.
Tout du long de son récit, « Une bataille après l’autre » éveille donc une déviante imbrication entre action et sexualité, entre pérennité des actes et situations éphémères. Le climax, prenant la forme d’une course poursuite dénuée de repères arpentant une route droite à la topographie gondolée, ne vient pas seulement comme une apothéose de la tension, mais résume à lui seul l’ensemble du film grâce à cette idée brillante d’une ligne uniforme tout en montées et en descentes, masquant ainsi une kyrielle d’obstacles potentiels pour les divers chauffeurs. Outre le fait que cette idée formidable ait une résonance significative par rapport au noyaux de base de l’œuvre, le film y dévoile également toute l’ampleur de son fil d’Ariane, mettant en jeu la fragilité, la survie de l’idéal révolutionnaire culminant sur le goudron comme sur une mer agitée de vagues scélérates. On connaissait PTA comme un frénétique performeur se perdant tranquillement dans ses propres films, au sein desquels il y avait beaucoup à savourer et peu à retenir. On pourra dire désormais qu’il est de surcroît un génial architecte, un tentaculaire constructeur de spirales en ligne droite. Quel chauffeur, quel passager, ne s’est jamais surpris à s’émerveiller de ces longues routes oscillant les collines et dont l’horizon tutoie l’épure ? Sur son passage, PTA emporte quiconque a pu avoir ce genre de pensées. Nos protagonistes surfent littéralement sur leur survie, et on le sait, ils ne tiendront pas tous la prochaine vague. À la fin, c’est Willa qui surfera le mieux, et qui prolongera la filiation de l’idéal révolutionnaire, à défaut de le sauver. C’est la seule qui tout du long ne se perd pas. C’est la seule qui se bat véritablement. C’est la seule à perdre vraiment tout. C’est la seule à subir les conséquences des trahisons. C’est la seule dont la flamme brûle encore dans les yeux. « Une bataille après l’autre » lui, malgré la présence de ces archétypes, a bien peu d’un pamphlet démonstratif et benoîtement rigolard. Il ne simplifie ni n’idéalise, mais il se contente seulement de transporter dans cette boussole dépourvue de cadrant, jusqu’à cette séquence finale tout en ironie dramatique, où Bob se rend tout bêtement compte qu’il ne sait même pas comment prendre un selfie. La justesse de son évocation, « Une Bataille après l’Autre » la doit à son casting sur lequel pèse une liberté manifeste. Il la doit aussi à la mise en scène n’obéissant à rien sauf au rythme trépidant auquel vont et viennent ces protagonistes qui se cherchent entre les cloisons, les tunnels, les fils barbelés, les notes haletantes de Jonny Greenwood, et ces routes tendues comme des lignes de mire.