Il semblerait donc que PT Anderson n’avait d’autre ambition que celle-ci : offrir à Hollywood le meilleur thriller comique qu’on ait produit depuis des lustres. Congédiée donc l’étrangeté habituelle de ses films, le baroque émotionnel, le grincement sublime des formes classiques américaines … l’émotion (ou plutôt la sensation) maitresse ici est, au sens littéral, le frisson – le « thrill » donc. Selon ce critère, il faudrait alors voir comment Anderson, à défaut d’être aussi radicalement singulier que par le passé, s’est contenté cette fois de faire simplement mieux que les autres.
Le milieu de l’activisme radical gauchiste fournit déjà deux ingrédients pour instaurer une tension narrative : il est extrêmement organisé et extrêmement précaire. Précaire car le rapport de force est largement en leur défaveur : ils affrontent ni plus ni moins que l’un des appareils répressifs les plus performants au monde. Leurs desseins révolutionnaires, et on n’a dès le départ aucune illusion là-dessus, sont voués à l’échec. Passée l’impressionnante première opération, on les voit moins faire la révolution que d’aller que d’échec en échec. Le déroulé de leurs opérations, puis leur cellule révolutionnaire, puis leurs réseaux clandestins, toute l’histoire du film est celle d’un effondrement progressif.
Ce motif de l’effondrement ne se limite pas aux activistes du French 75. On pourrait l’appliquer au parcours du colonel Lockjaw, formidablement interprété (eh oui) par Sean Penn. Le petit édifice qu’il se construit à son échelle ne résiste pas à ce mouvement général du film. Il veut vivre son petit ménage avec Perfidia, elle s’enfuit, il cherche une respectabilité qu’il pense obtenir en rejoignant un « gentlemen’s club » suprémaciste, son passé se rappelle à lui. Et lorsqu’il veut effacer ce dernier, il s’expose à la vengeance de ses charmants nouveaux amis.
Ce principe infuse même à l’intérieur de scènes paradigmatiques du blockbuster. Après leur premier meurtre, la fuite en voiture des activistes est assez vite ponctuée de chocs, puis s’arrête assez brutalement, avec probablement un ratio coût de tournage/durée effective dans le film assez défavorable. Au moment de la descente dans la petite communauté mexicaine, on devine un assez ingénieux plan de fuite concocté par le « sensei » pour Bob. Pourtant quelques instants après, il tombe violemment après avoir échoué à sauter d’un immeuble à un autre, comme devrait savoir faire tout héros de thriller. On pourrait multiplier les exemples, toujours est-il qu’à chaque fois, une force irrésistible semble contrarier tous les plans et les édifices que tentent de construire les personnages, une force invisible qu’on peut appeler, si ce n’est la crainte d’être pompeux, la vie.
Voilà me semble-t-il ce qui nous tient en haleine pendant 2h45 : la crainte constante que tout s’effondre. La condition précaire des personnages fait notre fébrilité. On pourrait comparer le mouvement général du film à celui d’une gigantesque construction qui est démolie. Ce qui serait vachement pratique pour pouvoir dire qu’il n’est à ce titre pas anodin que le personnage principal soit un pro de l’explosif. C’est lui qui active, au sens propre et figuré, la première détonation.
C’est aussi ce qui fait la différence assez nette avec le thriller et le blockbuster habituel. Celui-ci donne en général à voir le spectacle d’un monde qui retombe sur ses pieds : soit parce qu’on a rétabli l’ordre (dans les plus médiocres), soit parce qu’on percé un mystère (j’ai pensé ici à Nope, autre film qui retrouve le souffle épique du grand divertissement étasunien). Dans « Une bataille après l’autre », rien de tout ça. Nonobstant l’épilogue convenu, on se retrouve à l’issue du climax dans un champ de ruines : Bob et sa fille, au milieu de nulle part, à bord d’une voiture volée, sans maison ni identité officielle crédible.
Le mouvement implacable du film sacrifie toutefois sur son chemin deux trois choses qui faisaient la singularité du cinéma de PTA. Par exemple les acteurs. Il n’y a rien vraiment de rédhibitoire dans la composition de Di Caprio, mais sa conventionnelle hystérie, au diapason du rythme du film, me fait regretter le flegme erratique et décalé de Phoenix dans l’autre film adapté de Pynchon. De la même manière, aucun autre comédien (à part Penn et à la limite Del Toro) ne sort vraiment du lot. La scène de la confrontation entre Lockjaw et sa fille aurait typiquement été un long morceau de bizarrerie dans un autre film de PTA. On le sent à quelques répliques incongrues entre les deux ou à la manière qu’elle a d’essayer de s’enfuir, mais tout cela est assez vite expédié au profit du « thrill ».
Le film n’est peut-être que ça : une nouvelle réussite d’Anderson dans un registre moins ambitieux que d’habitude. Faut-il y voir un infléchissement inquiétant ? Ou alors s’obstiner à ne considérer ses films que l’un après l’autre, et s’abandonner ainsi à l’intense plaisir presque primaire que procure celui-ci.
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