C’est l’histoire d’un double rendez-vous. Une bataille après l’autre, c’est d’abord une histoire de rendez-vous. En premier, c’est un rendez-vous manqué. Manqué il y a presque trente ans : celui entre Paul Thomas Anderson et Leonardo DiCaprio qui devait interpréter le rôle d’Eddie Adams dans Boogie nights (repris, avec brio, par Mark Wahlberg), pour finalement s’en aller tourner le Titanic de James Cameron avec le succès que l’on sait. Et puis, en deuxième, c’est un rendez-vous qui se répète, un double date si on veut : après Inherent vice, Anderson réadapte (très) librement Thomas Pynchon en s’accaparant Vineland qu’il souhaitait porter à l’écran depuis un bon moment déjà (Anderson a commencé à écrire le scénario il y a une vingtaine d’années).
C’est-à-dire en le transposant à notre époque (le roman, lui, se déroulait entre les années 60 et 80), et en ne gardant de la trame principale que l’infernal quatuor que forme, au cœur d’une Amérique instable, un couple d’anciens révolutionnaires armés, Bob et Perfidia, qui alors se plaisaient à foutre le feu au système (d’immigration, bancaire, énergétique…), leur fille Willa de 16 ans et un colonel revanchard (et obsédé par Perfidia) prêt à tout pour les retrouver et les mettre hors d’état de nuire. Le regard que porte Anderson sur son pays, qu’il date d’il y a vingt ans ou d’aujourd’hui («Whatever seems to be happening politically seems to always be the same. Same shit, different year» a expliqué Anderson), et à l’instar d’Ari Aster il y a à peine deux mois (mais c’était alors un regard plus frontal, plus critique qu’ici), pourra, évidemment, être perçu comme un regard porté sur (et contre) la politique outrancière de Trump, symbolisée notamment par cette confrérie secrète de suprémacistes œuvrant à la purification de la race blanche et à la mainmise du pouvoir (c’est, d’ailleurs, la partie la moins intéressante du film).
Mais Anderson situe clairement ce regard (son regard) ailleurs. Ailleurs parce que le film se fait davantage le récit d’excès amoureux («It comes from the way we love and hate»), des tracas de la paternité et de la relation, touchante et bancale, entre un père à la masse, revenu de ses frasques activistes oubliées dans la fumette et l’alcool, et sa fille questionnant soudain son héritage révolutionnaire («The emotional comes from the story of a family»). Le film les accompagne en un mouvement constant, presque frénétique (les personnages ne cessent de se courir après, de se chercher des noises, de se planquer, de se tirer dessus…), soutenu par la mise en scène alerte et inventive d’Anderson (on n’est pas prêt d’oublier cette poursuite en voitures incroyable, poursuite rarement filmée comme ça) et la musique de Jonny Greenwood qui, tout en alternant les styles et les sonorités, ne s’arrête pratiquement jamais.
Anderson se permet même de mélanger les genres, passant, avec une maîtrise rare (mais bon, c’est Anderson, à quoi s’attendre d’autre ?), de la satire politique au thriller parano, de la comédie d’action à l’épopée familiale. Et puis il n’oublie pas d’exiger le meilleur du meilleur de ses actrices et ses acteurs, et on retiendra en particulier les prestations de Sean Penn, génial en militaire guindé et bas du front bouffé par ses pulsions sexuelles, et de Leonardo DiCaprio, tout aussi génial en ersatz énervé du Dude de The big Lebowski. Et celle, surtout, de Chase Infiniti, LA révélation du film incarnant avec fougue cette nouvelle génération réglant ses pas sur les pas, contestataires, de ses aînés, et prête, peut-être, à son tour, pour ces autres batailles à mener face à toute hiérarchie oppressive. Idéaux idéals, en somme, dans un monde en roue libre et qui en manque de plus en plus.
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