Même si le film n'est pas fin sur sa dimension politique, assez démagogue, il a le bon goût de ne pas vouloir être un reflet direct de la société américaine actuelle, au vu du cadre uchronique n'énonçant jamais son époque ni sa géographie. En effet, ce qui intéresse avant tout Paul Thomas Anderson, c'est d'épouser le flux et le reflux de l'état émotionnel, avec son ardeur, son ivresse et sa frénésie, du geste révolutionnaire. Toute l'introduction en est un bel exemple, car la révolution devient une quête d'action politique et de jouissance qui se compose dans une exaltation mélodique et musicale qu'il ne faut pas relâcher. De ce fait, une énergie insurrectionnelle et érotique en découle, particulièrement chez le personnage de Perfidia, leadeuse des French 75, dans lequel se trouve son amant, Bob, un spécialiste des explosifs campé par Leonardo DiCaprio. La femme, très hargneuse et obscène, a une rage d'énergie sexuelle débordante, contrairement à Bob dont l'énergie s'étiole. Par conséquent, Perfidia se lie sexuellement, de ou contre son gré — on ne sait pas trop — à Lockjaw, un militaire complètement fou d'elle, les poursuivant sans relâche. Un enfant vient au monde, mais il est laissé aux mains de Bob, puisque Perfidia veut continuer sa révolution. Entre-temps, elle se fait capturer et devient une balance, obligeant les adhérents du groupe à se cacher et à vivre clandestinement. Bien des années après, Bob vit planqué avec sa fille, que cherche avec acharnement Lockjaw.
La traque de ce dernier, dont le désir est maladif, procure la dynamique vibrante de l'œuvre. Sa libido inextinguible le maintient dans une frustration survoltée et dégénérée qu'embrasse génialement Sean Penn. Il est le contraire de Bob, devenu une sorte de Dude engourdi, accro à l'alcool et à la drogue, et ayant bien du mal à se mettre en route. C'est un loser cramé, complètement à l'ouest et à fleur de peau, mais à l'amour sacré pour sa fille. En cela, il rejoint le détective loufoque d’Inherent Vice, dont on retrouve le même manque de vivacité et une mémoire qui flanche. En plus d'être une adaptation du même auteur, Thomas Pynchon, Une bataille après l'autre contient ce même comique paranoïaque, mais avec une tonalité plus lisible et claire. Le cinéaste veut surtout retranscrire la révolution sur le temps long, avec sa cadence tout en oscillation. La durée fleuve du film et l'étirement de ses séquences donnent cette impression. Une impression mise en scène par la brillante idée de la course-poursuite finale sur une longue route désertique allant du bas vers le haut, à l'image d'un dos de dromadaire. La révolution est une ligne droite avec des remous qui grimpent et descendent sans cesse : voilà la définition esthétique du long-métrage.
La cavale est donc dantesque, parce qu'elle prend les traits d'une véritable guérilla épousant le mouvement perpétuel et polyphonique des multiples trajectoires, à l'instar de La Bataille d'Alger, directement citée dans le récit. Ainsi, sans jamais interrompre son rythme, l'auteur offre un véritable film d'action virtuose dont la topographie est un immense espace poreux, avec de nombreuses trappes, galeries et souterrains qu'il faut emprunter tel un rongeur aux modestes moyens pour se cacher, fuir et esquiver le quadrillage ultra-sécuritaire et la grosse logistique des poursuivants. Effectivement, le cinéaste présente un monde de folie, en proie au chaos, avec un État profond sectaire et un techno-capitalisme féroce et infernal. On pénètre un réel labyrinthe de révolte que la mise en scène embrasse dans une fluidité horizontale permanente, que doivent emprunter les héros afin de ne pas succomber à la verticalité du système. Par ailleurs, les notes de piano dissonantes et jazzys de Jonny Greenwood entretiennent ce tempo, mettant le spectateur constamment dans cette immersion tout en limpidité et en balancement heurté.
C'est là toute la qualité du long-métrage : cette respiration changeante qui allie les contraires, en passant du burlesque au lyrisme, de l'inflexibilité à la déglingue, de l'état d'alerte à la stase, du grand spectacle au très intime. La relation entre le père et la fille résonne comme dans le chef-d'œuvre de Sidney Lumet, À bout de course, dont on retrouve le thème de la contamination des enfants et les conséquences sur la vie par le militantisme forcené des parents. Mais, contrairement à Lumet, qui questionnait toutes les nuances possibles pour garder de la neutralité, Anderson en fait fi pour assumer, malheureusement sans grande rigueur dans le discours, le passage de flambeau afin de continuer ladite révolution.