In girum imus nocte ecce et consumimur igni

Je tente un rapprochement qui paraîtra peut-être hasardeux au premier abord, mais tant pis : Une intime conviction m'a retourné un peu au même endroit que l'avait fait The Strangers il y a deux ans et demi : sur le terrain post-hitchcockien de la direction de spectateurs.


Tout dans le long-métrage d'Antoine Raimbault respire l'exigence intellectuelle et artistique, à commencer par les fondements mêmes de son projet. Toute la démarche du cinéaste semble en effet partir de la fameuse phrase prononcée par Me Dupont-Moretti lors de la plaidoirie de Jacques Viguier : « Ce dossier est devenu un concours Lépine de l'hypothèse ! » ; laquelle formule conclut d'ailleurs comme une épiphanie le film.    De fait, le caractère fascinant de l'affaire Viguier, dont *Une intime conviction* retrace les temps forts du deuxième procès, c'est que par son irrésolution elle demeure en quelque sorte un carrefour d'histoires, un genre de machine à générer du récit (donc du cinéma), à l'image de l'arborescence des possibles sur le devenir de leur mère dessinée par les enfants de la famille, et présentée aux Assises. 

L'herméneutique qui préside à une enquête criminelle, mais aussi à n'importe quelle opération intellectuelle – en sciences expérimentales comme en exégèse, repose sur la confrontation d'hypothèses formulées par l'esprit, à un réel établi par le concret de preuves et d'évidences. Or, la difficulté du cas de la disparition de Suzanne Viguier, c'est que concrètement, il n'y a rien à quoi confronter les hypothèses, la question de la mort effective de la jeune femme n'étant même pas établie. A partir de là, toute conviction ne peut être réduite qu'au statut de fantasme et de fiction. Et c'est précisément de cette fiction que s'empare Antoine Raimbault, d'une certaine manière en lui donnant un corps avec le personnage entièrement inventé de Nora. Celle-ci, jurée du premier procès persuadée de l'innocence de Jacques, le mari de la disparue soupçonné du meurtre de cette dernière, va s'abîmer dans le déchiffrage de l'affaire au point d'en oublier ses priorités familiales, personnelles et professionnelles. Surtout, elle va peu à peu se forger et ancrer une conviction propre sur les tenants et les aboutissants du mystère auquel elle et tout le monde se heurtent.
D'une cohérence absolue avec son titre, le film explore ainsi les implications les plus fines contenues dans la notion juridique d'intime conviction, apparaissant en cela comme une sorte de miroir de *12 hommes en colère* qui interrogeait celle, corollaire, de doute raisonnable.

Sur le plan artistique, le film est alors doublement admirable. D'une part en effet, parce que dans le personnage de Nora, Raimbault trouve le vecteur idéal d'une mécanique dramatique décomplexée, et déploie un modèle de récit d'enquête, avec tout ce que le genre peut avoir de stimulant, de haletant, de ludique même. D'autre part parce que ce vecteur, figure d'identification du spectateur, permet au regard du cinéaste d'adopter la distance éthique parfaite avec le matériau « inspiré d'une histoire vraie » sur lequel il se pose. En effet, par son dispositif même, le film permet d'explorer un ensemble de possibles, d'histoires plus ou moins crédibles, plus ou moins fondées (comme au Cluedo, il faut trouver un coupable, un lieu, une arme, un mobile...) autour d'une vérité à jamais inaccessible. Or précisément, le récit n'oublie jamais de rappeler que derrière ces jeux de l'esprit, personne ne doit oblitérer la réalité d'une affaire de justice, ni la méthodologie qui est censée au final permettre le rendu de celle-ci.
Et c'est là que le film devient grand : comme le long-métrage de Na Hong-jin évoqué plus haut, et comme d'une certaine manière une autre œuvre de Lumet, l'extraordinaire et éprouvant The Offence, Une intime conviction puise la puissance de son propos dans sa maîtrise impériale des points de vue. Appelé à adopter avec Marina Foïs le regard de Nora, le spectateur est piégé comme elle par tout un ensemble de mécanismes intellectuels et émotionnels fondamentalement humains dans son observation de l'affaire, dans le traitement de ce qui lui est donné à voir et à entendre : frustration de l'irrésolution, soif de vérité, conscience diffuse de l'importance des enjeux qui pèsent sur la décision de justice, tentation de l'interprétation... En somme plutôt des tropismes louables, en tout cas guère condamnables. Et pourtant, des élans qui sont la porte de passions dangereuses dans lesquelles va s'enferrer le personnage – des débordements émotionnels du même ordre, finalement, que ceux qui mènent aux crimes passionnels, dont Nora donne une définition à son fils un soir ; ou encore que ceux qui semblent animer les arrangements suspects de Durandet, l'amant autoproclamé de la disparue, principal accusateur de Jacques, et coupable de subornation de témoins pour faire éclater sa (?) vérité.


Très fort, le film finit en fait par opérer une catharsis complète, et devient carrément bouleversant lorsque nous, en même temps que Nora, constatons à quel point les différentes visions d'un même objet sont poreuses et fragiles. Et le vertige du spectateur ainsi de naître, face ce qui constitue pour chacun à la fois la clé et le cadenas de toute vérité : l'esprit humain qui la contemple.

LordAsriel
8
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le 17 juil. 2020

Critique lue 241 fois

LordAsriel

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