"Ne me regarde pas avec tes yeux, mais avec les leurs."
Lorsqu'une œuvre se scinde en deux parties, on pourrait s'attendre à deux films particulièrement similaires qu'on a séparés par soucis de durée : le cas Wicked : For Good prouve qu'il n'en est rien et que cette césure peut offrir le loisir à son créateur de forger deux films grandement distincts par leur dynamique et leur atmosphère, et pourtant réunis par leur histoire et par leur complémentarité thématique évidente.
Très rapidement, il est aisé de se rendre compte que le gigantisme exubérant des chorégraphies broadwayiennes s'est effrité pour laisser place à un cœur plus tendre et sincère : les chansons quittent alors le dansant des cuivres pour se concentrer sur le chantant des émotions. Il ne s'agit alors plus de la féérie de Shiz et de la Cité d'Emeraude, mais plutôt de l'obscurité d'une dictature au pouvoir mensonger et totalitaire, ayant entamé une amitié pourtant si sincère et inébranlable. C'est bien pour cela que la narration m'a séduit, car elle ne cherche plus à m'émerveiller mais à me faire déchanter face à un monde visuellement coloré et pourtant nauséabond d'hypocrisie et de souffrance. Parmi les Oziens, les bons ne sont alors pas ceux qui ne font que contempler le rose bonbon de Glinda, mais plutôt ceux qui deviennent vert de rage à l'instar d'Elphaba, ayant tout quitté pour poursuivre jusqu'au bout ses convictions les plus chères. Malgré les différends inévitables, ces deux sorcières maintiennent une admiration réciproque et un lien invisible dépassant le cadre de la magie.
C'est ainsi que l'écriture quitte la dualité simple du bon/mauvais, populaire/harcelé, pour se retrouver dans un développement de personnage plus individuel où chacun se voit offrir l'occasion de changer, en renonçant à son souhait au profit de la vérité. Elphaba ne changeant que peu car engagée dès le premier volet, la performance de Cynthia Erivo reste du même niveau (excellent donc) sans jamais surprendre pour autant ; c'est donc sur l'évolution bouleversante de Glinda que le casting se repose pour étonner : Ariana Grande conçoit alors une performance nettement supérieure à ce qu'elle a proposé précédemment, pour rendre humain un personnage superficiel (et pourtant déjà attachant par sa bêtise certes). Les regards échangés entre les actrices ont dépassé le cadre de la fiction pour tisser l'amitié si puissante entre les deux femmes : et cette puissance, elle n'est pas simulable, elle est bien réelle à tel point que j'ai frissonné sur For Good dans l'acte final de l'œuvre.
Pour autant, si le show laisse davantage place à la mélancolie et au propos politique, ce second volet n'oublie jamais de traiter son univers en renouvelant ses décors, ses costumes, déjà impressionnants précédemment. La conception artistique menée par Jon M. Chu derrière ces décors pailletés et ces tenues débordantes de créativité n'a jamais fini de surprendre, en maintenant un soupçon de merveilleux dans un monde qui nous trompe pourtant sur son véritable visage. Les visuels ne sont d'ailleurs plus entachés par les innommables contre-jours, comme si la lumière prenait enfin de face le pays d'Oz pour nous le montrer sous un jour plus proche de la vérité. Tout suit dès lors avec fidélité ce qu'imposait la précédente partie et les traitements précédents de cet univers, allant jusqu'à insérer Dorothy lorsqu'elle intervient dans le film de 1939. Dommage que ses apparitions arrivent comme un cheveu sur la soupe sans grand repère pour ceux ne connaissant pas Le Magicien d'Oz, mais j'avoue avoir énormément de respect pour le partie pris de l'anonymat, afin de donner l'illusion au spectateur que Judy Garland a mis un peu de son innocence dans cet immense projet musical : la magie dépasse le travail matériel dès lors, afin de toucher jusqu'à l'utilisation du casting, pour ne jamais oublier tous les monuments déjà établis dans la mémoire collective à propos du magicien d'Oz.
Evidemment, ce serait mentir que de dire que Wicked : For Good n'est pas source d'émerveillement au vue de l'explosion de créativité cinématographique débordant des décors et des costumes ; mais si je me dois d'être honnête, c'est plutôt l'humanité et la sincérité débordant de la narration et de cette amitié impossible que je vais retenir le cas échéant. Chaque séquence, derrière ce portrait si actuel du totalitarisme manipulateur et ravageur, est un festival de mélancolie particulièrement puissant ; et pour cause, le lien de Glinda et de Elphaba est devenu celui de Cynthia Erivo & Ariana Grande, ne finissant par plus jouer et devenir littéralement ces personnages plus marquants que jamais dans la pop culture.