J’avais hâte de découvrir ce nouveau Silent Hill et je l’ai suivi de près depuis son annonce. Après le succès de Silent Hill 2 Remake, la licence semble reprendre un second souffle. La promesse de Silent Hill f était donc de proposer une expérience Silent Hill dans un petit village japonais des années 60, histoire de surfer sur la véritable japamania globale de ces dernières années. Mais ce qui avait réellement piqué ma curiosité, c’était de voir Ryukishi07 à l’écriture. En effet, l’auteur d’Higurashi, pour raconter une histoire horrifique dans un petit village, ça me semblait être un match made in heaven. D’ailleurs, on peut déceler de nombreux parallèles thématiques et visuels avec ses précédentes œuvres : on reconnaît sa plume. Et sur cet aspect, je dois bien avouer que le jeu ne m’a pas déçu : les personnages sont complexes (mention spéciale à Sakuko, ma star), et l’intrigue se révèle petit à petit au fil des documents et des différentes fins proposées par le jeu. Rassurez-vous, je ne révélerai rien dans cette critique, je vous laisse découvrir par vous-mêmes.
Le jeu n’hésite pas à changer complètement votre perspective sur certains personnages grâce à des révélations clés, véritables “carottes” qui vous donneront le courage de refaire le jeu plusieurs fois. Ryukishi07 oblige, il faudra lire entre les lignes, et tout au long de votre découverte de l’histoire, vous établirez vos propres théories. Entre science et interventions divines, vous chercherez à donner du sens aux événements de ce Silent Hill. Pour rester dans la tradition des Silent Hill, et particulièrement inspiré par Silent Hill 2 et son remake, toutes les réponses ne sont pas données, et le jeu laisse une grande part d’interprétation personnelle. Des pistes de réponses sont proposées au joueur, mais sans jamais offrir une version définitive des faits. Les fans pourront donc s’en donner à cœur joie pour élaborer leurs théories et explications.
C’est d’ailleurs la grande force de Ryukishi07 : il a bien compris que même la lecture (dans le cas de ses visual novels) peut devenir un jeu. Il est très ludique d’essayer de déchiffrer les mystères d’une intrigue petit à petit. Certains jeux, comme Ace Attorney, fondent d’ailleurs entièrement leur aspect ludique sur ce plaisir de relier différents éléments scénaristiques, comme on résout un puzzle ! Grâce à des auteurs comme lui, la ligne entre livre et jeu s’affine, et on peut pleinement appeler « jeu » un visual novel n’ayant pas d’éléments de gameplay à proprement parler, comme c’est le cas de Higurashi When They Cry.
Puisqu’on parle d’éléments de gameplay, parlons du système de jeu de ce Silent Hill f. J’ai dit que Silent Hill 2 Remake semblait être une source d’inspiration, mais ça ne s’arrête pas à l’histoire racontée. Le petit remake de Bloober Studio a aussi donné naissance à un système mettant plus en avant le combat à la troisième personne. On salue le retour des tiroirs vides, de la brume et des monstres terrifiants, mais ici, une différence majeure : l’abandon des armes à feu pour se concentrer uniquement sur le combat rapproché. Je regrettais l’absence de gyroaiming dans SH2R, ici par omission ce n’est plus un problème.
Tuyaux et battes de baseball seront vos meilleurs alliés pour vous défendre contre les monstres se tapissant dans la brume. En plus de cela, vous débloquerez au cours du jeu une forme spéciale qui changera un peu votre approche du combat, mais je n’en dis pas plus. Avec un système simple mais fonctionnel, vous ne pouvez porter que trois armes à la fois, et il vous faut choisir vos tactiques : utiliser les couteaux puissants mais fragiles, ou les armes plus durables mais moins efficaces pour conserver vos armes pour les combats difficiles, ou simplement courir et éviter le danger. J’aime aussi comment est justifiée la capacité d’Hinako à traverser la ville sans broncher : elle est en réalité sportive de haut niveau dans son club d’athlétisme.
Une autre série qui semble avoir énormément inspiré ce Silent Hill, c’est celle des Souls. Je disais en plaisantant « c’est un peu le Dark Souls des Silent Hill », mais c’est vrai ! On retrouve la formule Souls : jauge d’endurance qui se restaure au repos, attaques légères et lourdes (qui consomment plus d’endurance), ennemis qu’il vaut parfois mieux éviter, une difficulté « brouillard » pour ceux qui cherchent le challenge, et bien sûr des combats de boss épiques où il faudra calculer chaque esquive. Même si inégaux, j’ai beaucoup aimé les boss présents dans ce jeu, autant pour leur aspect visuel que pour le gameplay. Chaque boss est un moment marquant et un défi unique, avec ses comportements et gimmicks propres.
À cela s’ajoutent une variété d’objets de soin, une gestion d’inventaire limitée et un système de progression avec des ressources obtenues en faisant don de vos objets : tout cela s’équilibre intelligemment. On ne réinvente pas la roue, mais le jeu est plus plaisant en tant que jeu que ne le seraient Silent Hill 2 ou 3, davantage axés sur l’ambiance et le scénario. Dans f, je retrouvais la même sensation que dans Silent Hill 1, où mon skill et ma connaissance du jeu faisaient la différence.
Et je n’en ai pas parlé, mais vous pouvez équiper des Omamori qui changent certaines propriétés d’Hinako, allant d’un simple buff de statistique à un changement radical de tactique. Mention spéciale à l’Omamori du Lapin, qui permet de réaliser un contre puissant après une esquive parfaite, donnant la sensation de jouer à un Bayonetta-like. Certains effets d’Omamori se complètent très bien, mais vous ne profiterez pleinement du système qu’en New Game+. Et c’est peut-être là le problème : il faut vraiment le poncer pour en saisir toute la richesse. Si vous vous contentez d’une seule partie et de la première fin, vous passez à côté non seulement d’une grande partie du scénario, mais aussi du gameplay. Lors d’une New Game+, vous aurez une sensation de déjà-vu. Heureusement, certains passages peuvent être « speed run », car vous connaissez déjà certaines énigmes, certaines pièces sont débloquées, ou vous possédez déjà certains power-ups. Mais le jeu ne vous encourage pas à aller vite, car vous voulez fouiller tous les moindres recoins pour ne rien rater des documents enrichissant votre connaissance du lore. Malheureusement, le jeu ne vous dit pas ce qu’il vous manque, même si vous pouvez toujours récupérer ce que vous avez raté lors d’un nouveau NG+. Et malgré les ajustements pour accélérer votre partie, certains passages restent obligatoires et répétitifs, comme certains groupes d’ennemis ou certains passages non raccourcis (pour ceux qui ont joué, vous voyez de quoi je parle). Les énigmes sont inégales dans leur difficulté, mais ça, c’est un problème que la série traîne depuis ses débuts.
Le jeu est donc imparfait, mais c’est un excellent Silent Hill, qui plaira à la fois aux fans de Ryukishi07 et aux fans de la saga. L’art associé au jeu : musiques, environnements, personnages, histoire, tout ça est magnifique et maîtrisé. Mais comme souvent pour Silent Hill, le gameplay est loin de l’excellence. C’est pour ça que j’ai toujours une relation un peu conflictuelle avec Silent Hill, car au fond, l’essence d’un jeu, n’est-ce pas le gameplay ? Silent Hill n’est pas que ça : c’est une expérience artistique interactive. Vous êtes immergé dans cet univers bizarre, terrifiant, mais aussi touchant et beau.
Silent Hill f, comme certains de ses prédécesseurs, touche des sujets de société et humains qui parleront à beaucoup d’entre nous. Ici, la thématique est la pression exercée par la société, la famille, les pairs, sur une jeune femme qui ne sait pas ce qu’elle veut mais qui veut réaliser ses propres choix, pour elle-même et pas pour les autres. Même si elle finit par regretter ses choix, au moins ce seraient les siens. Beaucoup de femmes ont vécu et vivent encore aujourd’hui cette sensation d’être manipulées, dépossédées, utilisées.
Le choix du Japon pour illustrer cette problématique est particulièrement adapté. Le pays a longtemps été et reste encore aujourd’hui très sexiste, avec une idée très ancrée du rôle de la femme. La réalité pour les femmes de se sentir dépossédées de leurs choix et déshumanisées s’inscrit dans une histoire de domination patriarcale qui ne date pas d’hier. Les femmes japonaises ont été traitées comme de simples filles à marier pour enrichir les parents, un ventre à enfanter pour donner naissance à un héritier, ou comme de simples marchandises déshumanisées, comme les nombreuses femmes violées, mutilées et torturées par l’armée impériale japonaise lors de la guerre sino-japonaise. Un exemple tragique est le massacre de Nankin : des centaines de milliers de civils chinois tués, de nombreuses femmes violées ou réduite à des esclaves sexuelles pour les soldats, un épisode sanglant et atroce de cette histoire. Le passé du Japon est marqué par de tels crimes contre l’humanité, et en première ligne, les premières victimes sont toujours les femmes. Il est d’ailleurs difficile pour les autrices et auteurs japonais d’en parler, car c’est un suicide social : tout rappel est perçu comme une attaque à la patrie dans un contexte très négationniste. Parallèle intéressant, Hinako manie un naginata, comme les onna-bugeisha du Japon féodal qui l’utilisaient pour protéger leur foyer et elles-mêmes face aux dangers, et notamment contre des assaillants masculins.
Aujourd’hui, le Japon a « bonne image » grâce à son soft power culturel, et son peuple a aussi souffert grandement lors de la Seconde Guerre mondiale. Je suis moi-même le premier à apprécier les artistes et créateurs·rices japonais·e·s qui offrent des œuvres formidables : bande dessinée, cinéma d’animation, et bien sûr jeu vidéo. Mais même dans un Japon moderne kawaï desu-nee, il reste des traces de ce sombre passé, et il reste encore un long chemin pour construire un avenir plus accueillant, libéré du sexisme, du racisme et du rapport toxique au travail. C’est un phénomène mondial à surveiller, même avec nos yeux d’Occidentaux : partout, on voit une montée des idées d’extrême droite, et les droits des femmes, tout particulièrement, risquent d’être à nouveau mis à mal. Il reste encore tant de chemin à parcourir, alors restons vigilant·e·s et résistons.
Pour conclure, Silent Hill f est un jeu sympathique à jouer, avec une ambiance unique et une histoire riche qui parvient à aborder des sujets complexes. N’écoutez pas ceux qui le reprochent d’être « woke » : on assiste ici à une véritable renaissance de la saga Silent Hill, et j’ai hâte de voir la suite.