Note personnelle : 8/10


Il y a des livres qui ne cherchent pas à rassurer le lecteur, mais à le déplacer, à le troubler doucement. Des vampires dans la citronneraie, recueil inclassable de Karen Russell, s’inscrit dans cette veine rare et précieuse. Entre réalisme magique et fable existentielle, chaque nouvelle semble taillée pour déranger l’ordre des choses, ouvrir des brèches dans le quotidien. Une lecture marquante, parfois inégale, mais toujours singulière.


Ce qui frappe d’emblée chez Karen Russell, c’est son imagination foisonnante. Elle ne se contente pas de raconter des histoires : elle invente des mondes, des règles, des êtres aux contours flous, à la fois monstrueux et profondément humains. Qu’il s’agisse de filles-objets, d’êtres surnaturels ou de créatures hybrides, chaque personnage devient le reflet d’une solitude, d’un mal-être, d’un désir enfoui.


Les récits ne cherchent pas à être "cohérents" au sens classique, mais à faire résonner des émotions profondes, parfois inconfortables. Le résultat est fascinant : un recueil où le fantastique n’est jamais gratuit, mais toujours porteur de sens.


La nouvelle "Des vampires dans la citronneraie" est, à mon sens, l’une des plus fortes du recueil. Elle joue avec l’imagerie vampirique pour en détourner les codes, en proposer une lecture presque méditative. Ici, pas de capes, pas de canines luisantes — seulement un vieux couple de vampires retirés dans une campagne italienne, tentant de contrôler leur soif de sang… en suçant des citrons.


Ce postulat, à la fois absurde et poétique, devient rapidement le théâtre d’un drame intérieur. Le narrateur, Laszlo, est un vampire désabusé, usé par les siècles et les renoncements. À travers sa voix, Russell explore la difficulté de vivre avec ses pulsions, la fatigue du contrôle, et l’ambiguïté du "monstre" que l’on porte en soi.


Le citron, dans ce contexte, devient un symbole magnifique : il est à la fois remède et illusion, apaisement provisoire et auto-mensonge. La nouvelle interroge subtilement la possibilité de se réformer, de s’humaniser, sans renier sa nature profonde. Une parabole troublante, mélancolique, et étrangement touchante.


L’autre force majeure de ce recueil réside dans la langue de Karen Russell. Son écriture est riche sans être lourde, poétique sans basculer dans l’emphase. Elle excelle à créer des atmosphères, à suggérer des sensations : on sent les agrumes éclater sous les dents, on entend les ailes de soie bruire dans l’obscurité, on perçoit la tension qui traverse les corps.


Chaque nouvelle est un petit monde à part, servi par un style dense, précis, parfois hypnotique. Cela demande un certain effort de lecture, mais l’expérience en vaut la peine.


Il serait malhonnête de dire que toutes les nouvelles sont aussi fortes que celle que j’ai détaillée. Certaines, plus allégoriques ou énigmatiques, m’ont laissé un peu à distance. Le rythme varie, certaines chutes sont abruptes, et il arrive que l’on reste un peu frustré, comme si l’auteur refermait une porte juste avant qu’on ait eu le temps d’entrer.


Mais même dans ses faux pas, Russell ne laisse jamais indifférent. On sent un regard unique, une exigence littéraire rare, une volonté d’explorer des zones grises, là où peu d’écrivains osent aller.


Des vampires dans la citronneraie est un ouvrage exigeant, mais profondément original. Il plaira sans doute davantage aux amateurs de récits décalés, de poésie narrative, et de littérature qui ose prendre des risques. En ce qui me concerne, j’y ai trouvé une vraie richesse, une profondeur sous l’étrangeté, et un style suffisamment fort pour donner envie d’y revenir.


C’est une œuvre qui ne se laisse pas apprivoiser facilement, mais qui mérite qu’on s’y attarde. Et lorsqu’on accepte de suivre Karen Russell dans ses détours, on découvre bien plus que des histoires : on entre dans une vision du monde, à la fois inquiétante et merveilleusement humaine.

CriticMaster
8
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le 9 avr. 2025

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