La ville, comme mon coeur, est parcourue de fantômes.

La poésie en prose est un genre qui me fascine pour une excellente raison: l'étendue de ses possibilités puisque, en théorie, l'artiste est libéré de toute contrainte. La lecture du Spleen de Baudelaire a concrétisé certaines de mes attentes, même si j'ai été un peu déçu de ne pas trouver le jusqu'au-boutisme et la passion écorchée qui caractérise ses superbes poèmes en vers.

L'auteur l'avoue lui-même au début du recueil: le résultat final lui a en partie échappé. Pourtant, il reste assez du projet de base pour nous entrainer dans un voyage assez bizarre et angoissé, parfois proche de la révélation, parfois un peu vain. Le Spleen tente de dresser un portrait poétique du paysage urbain du XIXème siècle et de ses habitants à travers leurs extases, leurs monstruosités, leur pauvreté, leur drôlerie et, peut-être par-dessus tout, leur mortel ennui. La prose se révèle être l'arme idéale pour une telle entreprise, car sa familiarité est juste ce qu'il fallait pour retranscrire cette spontanéité qui lie l'homme moderne à son paysage de briques et de vacarmes. Cependant, pour resacraliser sa vision et ne pas se perdre dans la banalité d'une vie vouée à l'insatisfaction, Baudelaire utilise le prisme du conte, du symbole, de la métaphore et du rêve, parfois avec brio, parfois sans guère de résultats...

Ainsi, certaines oeuvres semblent dépourvues d'idéal, de but ou même de beauté et dévoilent sans fard une petite horreur ou une infime déception de la condition humaine. Ce sont les passages les plus brusques et les plus ennuyeux du recueil. Et à côté de ça, les perles, les textes où Baudelaire prétend avoir rencontré le Diable et avoir joué avec lui, ses prières faites à l'obscurité dans un moment d'anéantissement ou encore ses délires amoureux où la femme obsédante est élevée à la divinité malgré son ignoble imperfection.

Si donc l'intensité romantique, voire gothique, ne parvient pas à rester constante tout au long des pages, la folle cohérence de l'auteur parvient à dresser un portait tiraillé entre deux extrêmes: Baudelaire s'y montre tour à tour orgueilleux et humble, cruel et profondément bienveillant, pleutre et héroïque, bref, bipolaire et définitivement horrifié par la vie, mais suffisamment génial pour résister au néant et prétendre à la gloire. Le projet aurait mérité une constance et une démesure semblable à celle d'un Victor Hugo lorsqu'il écrivit sa "Légende des Siècles" tant "Le Spleen de Paris" ressemble à un fragment de vision dont l'essentiel nous sera à jamais inaccessible.
Amrit
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le 18 juin 2012

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