« On peut supporter le désespoir tant que l’on n’est pas, de fait, désespéré. Ralph avait cinquante-quatre ans, et le désespoir l’avait gagné comme une infection, sans qu’il s’en fût aperçu. Il aurait été incapable de distinguer à quel instant précis l’espoir avait déserté son cœur. »



Et il était là, maintenant, en cette journée d’octobre 1907, arpentant le quai de la petite gare du Wisconsin, les mains enfoncées dans les poches de son long manteau noir, dont le col en fourrure sombre étincelait de neige.


Il était là, fébrile, consultant à tout moment sa montre en argent, le torse bombé, bravant le froid glacial, conscient de tous les regards craintifs ou narquois posés sur lui, Ralph Truit, patron tout puissant de la fonderie, veuf désespérément seul depuis deux décennies, attendant un train qui ne venait pas.


Il était là, effleurant le bord dentelé d’une photographie qu’il connaissait par cœur, caressant du pouce le visage d’une femme au regard clair, ni belle ni laide, de celles dont on croise le regard sans en éprouver le moindre trouble, de celles qui portent leur vie comme un vêtement sans apprêt : une femme « simple et honnête » avait-elle écrit en réponse à l’annonce de cet inconnu, de vingt ans son aîné.


Un homme triste, riche et solitaire, comme isolé dans la marée humaine qui tournoyait autour de sa personne : Catherine Land sut tout de suite que c’était lui.


Ralph, le visage impénétrable, regardait la voyageuse, enregistrant du regard le petit manteau de laine bon marché, la piètre valise en carton gris, saisi toutefois par la beauté inattendue de cette femme, la douceur de sa voix, la finesse des attaches qu’il avait aperçues en l’aidant à monter dans la voiture, interdit par l'imposture qui lui sautait aux yeux, mais ne pouvant se résoudre à renvoyer l’intruse.


Elle se sentait mal à l’aise, ridicule dans son accoutrement, revoyant avec précision, dans le train de Chicago, la transformation désirée et mise en oeuvre pour arriver à ses fins : exit sa tenue de courtisane, ses souliers de soie rouge, la veste brodée de son élégant tailleur de voyage, son chemisier, fin comme une seconde peau et sa lourde jupe de velours rouge, exit les liens de son corset sophistiqué, qui la faisait ressembler à la corolle voluptueuse d’une fleur.


Bientôt ce ballot coûteux, jeté par la fenêtre du compartiment, ne serait plus qu’une ruine noircie dans le paysage neigeux.


Revêtue d’une robe sans fioritures à treize boutons, confectionnée par ses soins, un petit chignon, impeccablement tiré sur la nuque ayant remplacé les boucles sombres qui encadraient son visage, drapée dans une lourde cape noire de missionnaire, l’esprit plein des détails d’une vie inventée à coups de faux souvenirs, la nouvelle Catherine Land était née : « elle ne pouvait, ne voulait vivre sans argent ou sans amour, elle prendrait ce que Ralph Truit avait à donner.»


Une rencontre qui démarre sur un mensonge : un homme et une femme prisonniers d’un passé trouble, peuplé de secrets inavouables mais en même temps habités par la part d’humanité que recèle en lui tout être en perdition qui se raccroche à l’autre pour ne pas sombrer.


Et Catherine, lors du voyage de retour en voiture, où un cerf, sortant de nulle part, avait déboulé dans la neige, affolant les bêtes qui s’emballaient furieusement, s’était emparée des rênes, parlant à l’oreille des chevaux pour tenter de les calmer.


Malgré l’accident inévitable, elle avait ramené à bon port l’homme grièvement blessé au front et l’avait sauvé, recousant sans ciller, à l’aiguille, la profonde entaille, sous l’œil effaré et admiratif de la domestique.


Heure après heure, de jour comme de nuit, elle l'avait soigné et veillé avec une sollicitude de tous les instants, qui semblait reléguer à l’arrière plan son désir d’argent et de luxe, revanche attendue qu’elle appelait pourtant de toute son âme.


La vie peu à peu reprenait ses droits, Truit se remettait lentement, leur cohabitation s’organisait : Catherine, quand elle ne s’occupait pas du convalescent, errait dans la grande maison, simple sans être austère mais éclatante de lumière, déambulant dans les pièces, inspectant et touchant chaque objet, chaque meuble, retournant chaque assiette, chaque couvert en argent pour en vérifier l’estampille ou le poinçon. Elle évaluait, calculait la valeur du tout, mais priait chaque nuit pour que l’homme ne mourût pas.


Au fond de sa valise reposait le flacon bleu, qu’elle sortait de temps en temps, le faisant tourner entre ses doigts, promesse de l’existence dorée qu’elle s’était juré de connaître.


Ralph, lui, parlait peu, se contentant de regarder l’inconnue qu’il côtoyait jour après jour, consumé de désir, comme du temps de sa jeunesse : « il brûlait de la toucher, de la voir nue par terre, en transe, il voulait l’avoir dans le sang, comme une drogue : il voulait tout, il ne faisait rien. »


Il rêvait de l’embrasser, de la douceur de sa peau, lui que plus personne n’avait aimé depuis vingt longues années…


« Entre nous, c’est un arrangement, n’est-ce pas ? Pas une passion puérile. Nous avons tous les deux nos raisons » avait-elle dit en souriant quand il lui avait fait part de sa volonté de l’épouser.


Et ce sourire, qu’il voyait pour la première fois, l’avait ramené à son passé, le mettant au bord des larmes.


C’est alors qu’il se laissa aller à lui raconter sa vie, sa passion pour Emilia, devenue sa femme, une exquise jeune fille de 16 ans entrevue dans une calèche, dont il était tombé éperdument amoureux, véritable antidote des vices qui le dévoraient : robe de mousseline blanche et chevelure de jais entremêlée de glycine, une douceur angélique qui le réconciliait avec les femmes, que sa mère, éperdue de cruauté dans sa haine viscérale du sexe, lui avait fait prendre en horreur.


Il aima follement, fut trompé et se vengea, chassant à jamais cette Jézabel et son bel amant, pianiste italien engagé pour lui donner des cours.
Ralph ne cacha rien à celle qu’il voulait épouser, évoquant l’autre amour de sa vie, perdue elle aussi : sa belle et pure Francesca, sa petite Franny, son trésor, emportée par une épidémie de grippe.


Ne restait plus en vie que le sulfureux et superbe Antonio : « un garçon ne devrait pas être si beau. Cette masse de cheveux noirs. Si beau, même à quatre ans. Andy avait le teint mat, comme sa mère, bien sûr, et on aurait dit un oiseau rare qu’elle aurait ramené d’Amazonie. »


Ralph savait, il avait toujours su, que l’enfant n’était pas de lui et il l’avait haï aussi fort qu’il avait aimé sa mère, le battant avec férocité, mais à présent, en quête de pardon et de rédemption, il ne souhaitait qu’une chose : le retour du fils prodigue, quoi qu’il lui en coûtât.


Un roman torturé , un Je t’aime moi non plus, qui met en relief la complexité de la nature humaine, ses passions et ses contradictions : un homme qui crève d’amour et brûle de désir pour l’intrigante capable de lui sauver la vie comme de la lui reprendre, une femme tiraillée entre des pulsions opposées, qui va se rendre compte qu’elle n’est plus cette créature vénale mue par ses seules ambitions dont l’appât du gain, mais est peut être devenue, à son corps défendant, au contact de cet homme, la femme « simple et honnête » qu’elle décrivait dans sa lettre.


Souffrance et solitude dans un contexte pétri de sensualité, où l’exigence des sens, omniprésente, donne au roman une dimension charnelle assez inhabituelle, qui confère aux êtres une rare puissance de suggestion, dans un style incisif et ciselé remarquablement traduit.

Aurea
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le 20 sept. 2019

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