Sentiment exalté, mais aussi partagé à la lecture de la dernière exhumation de Monsieur Toussaint Louverture, monumental pavé (800 pages) non chapitré et traduit à partir d'épreuves brutes. Ce bouquin roboratif, aussi fastueux qu'interminable, fera revoir les doux préjugés de ceux qui nient que la lecture est un sport : concentration et abnégation seront vos deux meilleurs alliés si vous comptez vous embarquer dans l'aventure de ce Ken Kesey inédit. Le petit dernier d'une famille de bûcherons revient sur ses terres, fermement décidé à se venger d'une famille qui l'a contraint à l'exil ; l'action se déroule dans, et autour d'une maison paumée dans la nature, montée au bord d'un torrent mugissant dont l’imprévisibilité oblige ses occupants à toujours trimer pour maintenir leur habitat sur pied. Il y a donc le vieil Henry, son fils Hank, la femme de ce dernier, un cousin, une poignée de collègues bûcherons, et puis Lee, le frère répudié, seul membre éduqué de la famille, revenant au bercail après un exil forcé pour assouvir son envie de vengeance... On va dire les choses simplement : c'est un très, très gros bordel, pas tant parce que l'histoire est compliquée (au contraire, elle est finalement assez classique) que parce qu'elle est racontée avec une montagne de figures de style toutes plus agréables et déboussolantes les unes que les autres.

Et quelquefois, donc, Kesey a-t-il une grande idée : multiplier les changements de points de vue, manier l'italique et la parenthèse avec autant d'audace que de folie, obligeant le lecteur à une attention constante qu'il récompense par quelques aires de repos où il reprend un style accessible et leste. Pour cerner le style du livre, il faut imaginer ce qui se serait passé si John Irving avait décidé de fumer un joint de huit mètres de long pendant l'écriture de Dernière nuit à Twisted River. Le narrateur, donc, change (voire disparaît) sans prévenir : sur vingt pages c'est Hank qui parle, au cours d'un paragraphe tout à coup on passe à Lee, et en plein milieu on déguste des coupures en italique copieusement cryptiques. Aussi, quelquefois, le récit repasse à la troisième personne : tant mieux, jusqu'à ce qu'on se rende compte que c'était une première personne invisible, ou jusqu'à ce qu'une parenthèse ne s'ouvre. Et alors, attention ! les parenthèses, dans ce Ken Kesey, seront l'ennemi le plus impitoyable du lecteur. Il arrive à l'auteur d'en ouvrir une entre deux mots, qu'il ne refermera que trente pages plus loin. Si on rate l'une ou l'autre parenthèse (et cela arrivera, pour sûr), c'est la compréhension de trente minutes de lecture qui part en fumée, c'est Kesey qui fait un gros bras d'honneur à son lecteur avec un sourire goguenard, tel un Proust moqueur passant de Swann à Albertine par un simple "Ah mais ! au fait".

Il est possible de péter un câble au cours de la lecture de ce roman, écrit avec une élégance indéniable, mais bourré d'afféteries allant du stylé à l'énervant. Kesey s'amuse de changer d'époque, de narrateur, de point de vue sans jamais se préoccuper de la santé mentale du lecteur, qui vire schizophrène et lit tout mot-à-mot dans l'angoisse de rater une ponctuation, un pronom ou un prénom qui indique qu'il faut, littéralement, changer de peau. Si on ajoute à cela l'absence de chapitrage et que l'on rappelle le format king size du bouquin, cela fait pas mal d'inconvénients, tout de même, pour profiter de cette histoire, qui dilue très souvent son intérêt dans un labyrinthe mental épuisant. L'auteur le sait, mais s'en moque : c'est très bien écrit (très bien traduit, également), quand on comprend qui l'on incarne et qu'on se laisse porter par ce phrasé délicat et drôle, plein de poésie, on dévore de nouveau le récit. Jusqu'à la prochaine bifurcation. Ce n'est pas anodin si cette traduction se base sur une version non corrigée, peut-être, quelque part, non terminée, de l’œuvre originale. On voyage autant dans les méandres de l'esprit des personnages que dans ceux de l'esprit de l'auteur, qui part dans tous les sens sans jamais se fixer ; mais c'est au fond l'une des leçons du roman, qui montre que la vie est tout sauf un long fleuve tranquille.

Petit spoiler : mais quel est le thème profond de ce roman-fleuve ? Les sujets abordés semblent multiples : en filigrane on y lit la conquête de l'Ouest, celle d'un espace sauvage indomptable par des hommes et des femmes prêts à se battre pour leur survie. On y parle, beaucoup, de famille, de racines. Dans un argot maîtrisé, Ken Kesey nous fait aussi visiter une bourgade avec sa laverie, son bar, son agence immobilière, son hôtel miteux, s'attardant sur ses habitants. Il montre, de manière à la fois amusée et pleine de regrets, le terrible puzzle que constitue une simple communauté humaine, qu'il ne prend pas comme un tout mais comme une somme d'individualités complexes. Il moque Dieu, qui existe pour certains, brille par son absence pour d'autres. Et puis, bien sûr, il y a l'amour, ce qu'on est prêt à faire pour lui, les formes qu'il peut revêtir. On s'attend à ce que le livre se clôture sur une tragédie amoureuse ; ce sera en partie le cas, mais on retiendra surtout une réflexion profonde et pleine d'espoir sur la fraternité, sur le deuil et la nécessité d'avancer. Tout ça dans un seul livre ? Quand on vous dit roboratif...
boulingrin87
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Créée

le 14 déc. 2013

Modifiée

le 23 déc. 2013

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boulingrin87

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